Guadeloupe. Autonomie alimentaire : Transformer le plomb en or (2ème partie)
Pointe-Noire. Mercredi 01 février 2023. CCN. Notre Guadeloupe est en proie depuis de nombreuses années à une crise profonde dont elle a du mal à sortir. Cette crise est multiforme : économique, sociale, culturelle, démographique, spirituelle…. En cause notre modèle de développement basé sur un non-respect de la vie ! Sommes-nous les seuls à avoir suivis ce chemin qui nous mène au chaos ? Assurément non ! Au cours de la série d’articles d’alerte publiés sur CCN, Pamela Obertan, Docteure en droit international de l’Université du Québec à Montréal et docteure en science politique de l’université des Antilles, spécialiste des questions alimentaires et du développement examine avec une extrême lucidité la situation de l’Archipel Guadeloupéen. Si la tendance n’est pas très vite inversée, notre dépendance alimentaire va s’accentuer, d’autant que les terres agricoles disparaissent : Notre île ne pourra plus nourrir ses habitants. Peut-on encore éviter cette crise ?
« Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ».
2ème épisode : Changer de chemin et mettre le cap vers « l’or »
Auteur : Pamela Obertan
Tenter de changer un système vieux de plus de 500 ans qui a structuré le développement de la Guadeloupe est loin d’être une chose aisée. Il donc fondamental de prendre un peu de recul pour se poser, réfléchir aux concepts pour savoir quel chemin prendre. Sans ce temps nécessaire de réflexion, d’écoute et d’observation il sera impossible de réaliser cette opération « alchimique » de changer le plomb en or.
Comme nous l’avons vu précédemment notre système alimentaire est très loin du modèle idéal prôné par les Nations Unies qui appellent de leurs vœux à la construction d’un système alimentaire durable, c’est-à-dire « un système qui assure la sécurité alimentaire et la nutrition pour tous de manière à ne pas compromettre les bases économiques, sociales et environnementales nécessaires pour assurer la sécurité alimentaire et la nutrition des générations futures. Cela signifie qu’il est rentable tout au long du processus, qu’il assure la durabilité économique, qu’il présente des avantages à grande échelle pour la société, qu’il assure la durabilité sociale et qu’il a un impact positif ou neutre sur l’environnement des ressources naturelles, en protégeant la durabilité de l’environnement »[1].
Comment arriver alors à bâtir un tel système chez nous ?
Et bien justement certaines notions comme l’autonomie alimentaire, l’autosuffisance alimentaire ou encore la souveraineté alimentaire ont le vent en poupe actuellement et sont présentées comme des pistes de solutions pertinentes aux problèmes posés par notre système alimentaire actuel. Mais déjà que signifient ‘elles et en quoi pourraient ‘elles nous aider à trouver le fil d’Arianne ?
Tout d’abord, commençons par l’autonomie alimentaire. On parle de ce concept lorsqu’un pays consomme seulement ce qu’il produit, autrement dit sa production répond aux besoins alimentaires, actuels et futurs, de la totalité de sa population[2]. L’autonomie alimentaire suppose aussi que l’on fonctionne en autarcie et que l’on soit coupé du commerce international. On peut voir tout de suite poindre des difficultés car, comment assurer une production qui correspond à la population en cas d’aléas climatiques de conflits ? Or, nous sommes situés dans une zone cyclonique et sismique.
De même, selon les experts du GIEC, les Caraïbes font partie des régions les plus vulnérables et les plus exposées au changement climatique. Par conséquent, il serait plus prudent de ne pas fonctionner en autarcie et de conserver les liens avec les voisins.
Voyons maintenant l’autre concept, celui de l’autosuffisance alimentaire. Selon la FAO, l’autosuffisance alimentaire est une notion qui concerne généralement la capacité d’un pays à satisfaire les besoins alimentaires de la totalité de sa population à partir de sa propre production nationale. Il permet de satisfaire la demande finale[3]. Néanmoins, ce concept désigne aussi la capacité d’un pays à acheter des aliments qui ne peuvent pas être cultivés localement. Ainsi, avec l’autosuffisance alimentaire, on ne se coupe pas du monde et il est possible de faire appel aux importations. Par contre dans cette optique, on essaie de mieux développer ses capacités internes pour répondre aux besoins locaux. Ce concept n’exclut pas non plus les exportations[4]. Dans cette conception, on voit poindre une volonté politique mais il manque des précisions sur la manière dont les aliments doivent être produits et son application reste assez floue.
Voilà pourquoi nous préférons nous tourner vers la souveraineté alimentaire. Ce concept a été forgé en 1996 en marge du sommet mondial de l’alimentation par la Via Campesina, un mouvement international de paysans. Il désigne, le droit des populations, de leurs pays ou Unions à définir leurs
politiques agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers (soutien financier à l’exportation des produits agricoles pour les vendre au-dessous du coût de production)[5].
La souveraineté alimentaire entend s’opposer à ce mouvement qui anéantit la paysannerie mondiale, les ressources en eau et la biodiversité. Voilà pourquoi, ce concept s’appuie sur la priorité donnée à la production locale pour nourrir la population. Cela implique que les paysans et les sans-terres aient accès à la terre, à l’eau, aux semences, au crédit et que des réformes agraires soient entreprises pour garantir ce droit. Il importe aussi que les semences soient en libre accès ainsi que l’eau qui doit être gardée comme un bien public à répartir durablement.
La souveraineté alimentaire se fonde aussi sur les consommateurs qui ont le droit de pouvoir décider ce qu’ils veulent consommer et de la manière dont sont produites les denrées alimentaires. On prône ici de nouvelles relations avec les producteurs, basées sur la proximité, la solidarité et la transparence. De même, pour que ces principes soient effectifs, les Etats ont un rôle important à jouer tel que protéger l’agriculture locale des importations agricoles et alimentaires à trop bas prix en les taxant par exemple, ou en soutenant techniquement et financièrement une production paysanne durable.
Les Etats doivent aussi garantir la participation des populations aux choix des politiques agricoles et reconnaître le droit des paysans.
Enfin, la souveraineté alimentaire implique aussi de produire en respectant la nature et l’eau. C’est pourquoi elle recommande beaucoup les pratiques d’agro-écologie en réaction à l’agriculture intensive !
Ce qui est intéressant avec ce concept c’est qu’il n’exclut pas le commerce international mais il appelle à une autre forme de commerce des denrées alimentaires. Par exemple, il est possible d’exporter les aliments mais la priorité doit être donnée à la production locale, régionale avant l’exportation. La souveraineté alimentaire invite aussi à garantir une stabilité des prix agricoles au niveau international par des accords internationaux de maîtrise de la production. Dans cette vision, le commerce international serait basé sur des règles d’équité puisque les Etats pourraient soutenir leurs paysans, à condition que cela ne serve pas directement ou indirectement à exporter à bas prix.
Il est bon de rappeler à ce stade que la souveraineté alimentaire est un concept-action c’est-à-dire qu’il puise son origine dans les réalités locales et un processus de transformation sociale à forte portée politique. Ainsi, pour nous en Guadeloupe, sa signification n’aura pas la même portée que pour d’autres pays ou régions du monde.
En ce qui concerne notre archipel, ce concept nous semble pertinent car il est complet et prend en compte les principaux paramètres du système alimentaire. Il parait aussi plus réaliste que l’autonomie alimentaire. Par contre, réaliser la souveraineté alimentaire en Guadeloupe est loin d’être une chose aisée car, cela suppose de mettre en déroute les bases actuelles de notre système alimentaire. Et, cette vision pose une cascade de problèmes.
Nous faisons ainsi face à un cas typique de problèmes complexes. Or, justement le propre de ce type de problèmes est queleurs causes et leurs effets sont difficiles à cerner et à modéliser, ce qui rend la situation complexe et incertaine[6]. De même, les problèmes complexes entraînent avec eux une multitude d’autres sous-problèmes interconnectés qui se chevauchent les uns les autres. Ils touchent plusieurs domaines de politiques publiques, de paliers de gouvernement, et sont enracinés dans plusieurs domaines de la société. Ils impliquent donc une grande variété d’acteurs[7]. Enfin, l’une de leur caractéristique est l’acharnement, ce qui fait qu’on ne peut les résoudre une fois pour toutes et qu’ils doivent être gérés avec une vision à long terme[8].
En effet, en Guadeloupe, plusieurs obstacles s’opposent à la réalisation d’une souveraineté alimentaire comme nous l’avons vu dans le premier épisode. Parmi eux, celui d’une consommation forte pour les produits importés (+ de 80%) et une agriculture vivrière marginalisée par des siècles de monoculture intensive. Produire pour plus de 80% des besoins de la population et convaincre les citoyens de manger local ne se fera pas d’un claquement de doigt car on s’attaque aux habitudes de la population.
Ensuite, il se posera inévitablement la question du secteur import-distribution qui touche à la question économique. En effet, si on suit les préceptes de la souveraineté alimentaire il faudra réduire drastiquement nos importations pour privilégier la production locale et surtout avoir des relations plus directes avec les paysans. Le secteur importation-distribution grand pourvoyeur d’emplois, des taxes et moteur de l’activité économique de l’archipel pourra se sentir lésé par ces changements de politique. Il faudra alors l’accompagner à réaliser sa transition et à se métamorphoser pour qu’il ne devienne pas une source de blocages.
Enfin, un autre problème de taille se pose à nous, celui de notre statut administratif et là on effleure la question politique. Nous sommes considérés comme une région de France.
Peut-on imaginer l’Aquitaine refuser les produits d’Ile de France ou de Bretagne pour protéger ces agriculteurs ? Sur quel fondement la Guadeloupe peut alors se protéger des importations de la France métropolitaine qui sont largement dominantes ?
Il faudra alors penser à changer de statut pour prendre en compte cette question importante sachant qu’il en ira de même pour les produits européens mais aussi internationaux !
Tous ces défis demandent du temps, de l’ingénierie, de la réflexion avec tous les participants du système alimentaire pour co-construire une politique publique alimentaire qui nous permette d’aller vers un système alimentaire plus résiliant et écologique basé sur la souveraineté alimentaire.
La population guadeloupéenne tout à y gagner en ayant une alimentation plus saine, plus diversifiée ce qui permettrait de réduire les problèmes de maladies chroniques (diabète, hypertension, obésité) dont souffre la population. De même, la valorisation de la production locale pourrait enrayer le phénomène de déclin des exploitations agricoles, rajeunir la profession et créer plusieurs emplois autour de l’agriculture et de l’agro transformation. Enfin, en ayant une agriculture qui respecte les écosystèmes et qui n’utilise pas de produits chimiques on ressortirait avec une terre moins polluée mais aussi des nappes phréatiques, des rivières et enfin une mer en meilleure santé. C’est la biodiversité qui nous dirait merci mais aussi le climat! En effet, produire localement sur les principes de l’agro-écologie (une agriculture qui s’appuie, respecte et valorise la biodiversité) permettrait de limiter nos importations et donc tous les mouvements de transports (fluviaux, aériens, routiers) ainsi que le stockage des aliments et la distribution des aliments, grands producteurs de gaz à effets de serre. De même, la priorité donnée à la production locale contribuerait à limiter la perte des terres agricoles au profit de l’urbanisation et donc donnerait l’opportunité de séquestrer du carbone.
Quel modèle vertueux ! Mais n’est-ce pas trop utopiste ?
Comme le disent Pablo Servigne et Raphaël Stevensaujourd’hui, l’utopie a changé de camp : est utopiste celui qui croit que tout peut continuer comme avant[9]. Nous avons donc, avec la souveraineté alimentaire un cap qui peut nous mener vers notre « Or » notamment en ce qui concerne notre système alimentaire. Néanmoins, de nombreux obstacles sèment cette route. Serons-nous capables de les affronter ?
[1] FAO, « Systèmes alimentaires » https://www.fao.org/food-systems/fr/
[2] Michel Poitevin et Meryem Bezzaz, Rapport de projet« Autonomie alimentaire définitions et concepts » https://cirano.qc.ca/files/uploads/files/2020RP-33.pdf
[3] FAO, 1999. Implications of Economic Policy for Food Security: A Training Manual Available. Chapter 1: Food Security: The Conceptual Framework. En ligne : http://www.fao.org/docrep/004/x3936e/x3936e03.htm (consulté le 9 août 2020)
[4] Michel Labonne, L’autosufffisance alimentaire en question, https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers18-02/23934.pdf à la p.358.
[5] Via Campesina « Souveraineté alimentaire » https://viacampesina.org/fr/la-souverainetliementaire
[6] Le concept de wicked problems (problèmes complexes) a été développé par ces auteurs, Horst W. J. Rittel, H. et Melvin M. Webber, « Dilemmas in General Theory Of Planning », (1973) 4 (2) Policy Sciences 155-159 ; Louise Tremblay, Gouvernance des transitions vers la durabilité, Mémoire de maîtrise en environnement, Université de Sherbrooke, 2011
[7] Derk Loorbach, Transition Management: New Mode of Governance for Sustainable Development. Utrecht, International Books, 2007, 32
[8] Brown, C. (2009). Climate change and Ontario forests: Prospects for building institutional adaptative capacity. Mitigation, Adaptation Strategy Global Change, Vol. 14, p. 513-536.
[9] Pablo Sevigne et Raphael Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Editions du Seuil. Collection Anthropocène, 2015.
Bonjour,
Je suis une jeune agricultrice et suis totalement d’accord avec cette analyse.
Je suis partante pour un changement de fonctionnement et suis même prête à mettre l’exploitation sur un autre fonctionnement pour aller dans ce sens.