Guadeloupe. Lyannaj. Quand le lyrique rencontre le Gwo Ka
Guadeloupe. Lyannaj. Quand le lyrique rencontre le Gwo Ka
Sainte-Rose. Mercredi 3 décembre 2025. CCN. Pour la première fois poser ma voix sur un kout tanbou… expérience très déstabilisante, j’ai été accueillie par le groupe KakokaJala issu de Kakoka et Mangrov là… tanbouyés : émérites, Maître Ka Patrice Delos Ti Pierre, René et Jean.
By Marie Céline Clémençon
Brève bio : M-C Clémençon est une soprano française formée auprès de maîtres prestigieux — Gary Macby (Opéra National de Lyon), Jean-Pierre Blivet et Michèle Command (Paris) — puis Marie-Sabine elle a affiné son art au sein des grands centres européens de musique ancienne, du CNSM de Toulouse à l’Escola Superior de Música Antiga de Catalunya. Invitée comme soliste en France et en Europe, j’ai collaboré avec des ensembles d’excellence tels que Les Sacqueboutiers de Toulouse, et travaille sous la direction d’artistes majeurs comme Gabriel Garrido, Jordi Savall et Michel Plasson (Carmen). En Guadeloupe, depuis plus d’une décennie, elle est l’une des voix lyriques marquantes de la Caraïbe, appréciée pour la noblesse de son timbre et l’élégance de son interprétation.
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Les danseurs tantôt prennent les petites percussions, tantôt passent au tambour, chacun son style, sa force, sa poésie… petite pose pour partager un jus… les uns, les autres arrivent au fur et à mesure et s’agrègent au tout. Il y a une calebasse pour récolter de l’argent posée devant, les manants s’arrêtent subjugués, le temps s’ouvre, le son monte… On est sous un petit kiosque Art Déco, il fait bon, un alizé berce la lumière doucement… le feu est en train de monter petit à petit, celui qui prend le micro lance une phrase et aussitôt les repondè reprennent à l’unisson, les chachas frissonnent, puis d’un coup les 3 boulariens rentrent ensemble dans la course… virtuosité, rêve, élégance, manière, équilibre et bizarreries s’amoncellent… sur la table derrière, le Damoiseau, le jus de goyave, le jus de coco, les glacières… c’est une fête pour le ciel… chacun décolle mais tous unis dans ce feu des tambours… je suis émerveillée comme une enfant de 4 ans devant un feu d’artifice miraculeux !! Je n’ai pas continué l’expérience de poser ma voix sur les tambours. Y en a un qui m’a dit : « là, c’est bitin an nou », même si le rendez-vous avait été décidé, je me retire, j’observe, je m’imprègne… divin, majestueux. Il n’y a pas de mot pour décrire ce qui peut sortir de ces artistes.
Le marqueur sonne la fin en frappant des deux mains après une longue apothéose flamboyante, il est très jeune, son visage d’ange dégouline de sueur, il revient peu à peu du long voyage ordinaire des grands tambouyés…
Petits frottements, sourires, les pieds levés, parfois le tambour s’élève pour faire résonner la frappe folle… ivresse, essence de son… parfois il pose son talon au centre du tambour !!! Tous ces visages sont remplis de lumière ! Ils se parlent au bout du regard en plongeant dans l’immensité des harmonies… c’est un alambic céleste fait de tonneaux, de peau de cabri, de cordes et de coups parfaitement ajustés !
Assise sur le côté, je me baigne dans cette oraison céleste… je fais quelques photos pour garder un peu de ce spectacle qui bout dans mon cœur et qui va bientôt me submerger !!
Après une messe aussi inouïe, on reste là à partager des mots, des numéros de téléphone, un peu hébétés !!! René me montre fièrement une vidéo sur son téléphone, c’est son petit-fils de 2 ans qui joue du tambour ! L’enfant peut faire un solo et combiner multiples variations !!! Plus je reste là avec eux, plus je comprends cet esprit du Ka, et tout à coup me voilà à parler avec Ti Pierre, on parle d’enseignement. En réalité, à ce stade, même si je n’ai pas pris une seule goutte d’alcool, je ne peux suivre que modérément tout cela, c’est si fort ! Je l’écoute, il vient de Basse-Terre pour jouer avec eux !!! Il a fait 1 ou 2 heures de route aller pour venir jouer avec ses copains, je sais aussi que Patrice me parle du style de Pointe-à-Pitre qui n’est pas du tout le même que le style de la Basse-Terre, que le très jeune garçon qui a dansé à merveille sous nos yeux, lui, a le style de la Pointe !!!! Et que c’est inadmissible chez nous à Sainte-Rose !!! Il me dit même qu’il a toléré ça parce que c’est un enfant !!! J’en suis sidérée ! Je comprends que les règles, les codes sont solides et précis, que tout cela, sans être écrit, est parfaitement observé et respecté !!! L’art de jouer imprimé dans l’usage, la répétition, l’imitation des grands… je sais que Ti Pierre justement m’a parlé de « transmission » ! Mot sacré qui s’oppose pour lui à « enseignement » !!! J’écoute avec émerveillement, un émerveillement qui ne faiblit pas, tout ce qu’ils ont de subtil et de précieux à dire ! Mais pourquoi suis-je si éveillée à tous ces échanges, révélations, décodages de coulisses… J’ai quelques flashs ! Je vois la Tosca sur scène… je vois… ce que je vois en fait, c’est le grandiose, la merveille, l’intouchable de la musique, et de mon cœur de soprano, cette distorsion qu’il y a entre mes cadres, mes codes… et les leurs !
C’est vrai, je suis un peu ébahie, épuisée, j’ai faim, suis rassasiée, perdue en joie ! Une tristesse est là et frappe ma poitrine. Pourquoi ne sommes-nous pas aussi simples et purs dans mon art ? Pourquoi tant de place à l’illusion quand l’être musique suffit ! Pur moment de musique. Gratuité, don et abandon… ma réflexion progresse… je les quitte à regret ! J’ai gardé leurs visages dans mon téléphone, j’ai gardé ce que j’ai reçu d’eux, leur passion pure, leur être-musique qui nous manque tant à nous les lyriques, les classiques.
C’est vrai ! Ils jouent sans attendre d’être applaudis, ils jouent sans attendre que la calebasse se remplisse, ils jouent jusqu’à mourir un jour aujourd’hui et puis voilà !! Je vois aussi l’opéra Garnier avec ses escaliers majestueux, son grand air de paradis, plus je les comprends, plus le croisement des deux mondes s’illumine en moi. La seule chose qui me plaît, c’est l’intention candide et pure : jouer, écouter, partager, sonner, danser, se mêler tous dans le son, sur le battement… c’est peut-être notre cœur…
Pourquoi ? En marchant jusqu’à la voiture…
Je ne réponds à aucune question, je pose cette question, ce regret, ce besoin qui oppresse mon cœur. Je me souviens que Patrice m’a parlé de Vélo ! Oui Vélo, c’est aujourd’hui qu’on l’honore mais il est mort dans la plus grande pauvreté… On peut dire que hier, je suis rentrée un peu chamboulée et cette réflexion, cette vision, n’est pas prête de s’arrêter pour moi !
Marie-Sabine Clémençon
Soprano lyrique
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