Martinique. Education. Quand l’Académie transforme la traite négrière en jeu pédagogique
Martinique. Education. Quand l’Académie transforme la traite négrière en jeu pédagogique
Fort-de-France, vendredi 07 novembre 2025. CCN – À quelques jours des vacances de la Toussaint, un courriel atterrit dans les boîtes académiques des enseignants de Martinique. L’objet ? « Transat Café L’Or – Les skippers du numérique ». On y propose aux élèves de « prendre le large sur une course mythique », de découvrir « la culture du café » et de suivre « le trajet des clippers des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles qui transportaient jusqu’à 400 tonnes de café des colonies jusqu’au Havre. »
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Cette initiative, présentée comme ludique et connectée, a provoqué chez Sylvie Lerandy Toto, enseignante, « comme un nœud à la gorge ». Et pour cause : derrière le vernis pédagogique et sportif se cache une amnésie historique d’une cruauté insondable.
L’Académie de Martinique, institution chargée d’éclairer les consciences, participe ainsi, sciemment ou par négligence, à la valorisation d’un crime contre l’humanité.
L’effacement programmé de l’Histoire
Le projet décrit la « route du café » avec une candeur déconcertante. « Et c’est tout. Point, s’indigne l’enseignante. Pas un mot sur qui le récoltait, dans quelles conditions, au prix de quelles vies humaines, sous quel système économique et racial. Autrement dit : on décrit la traite sans la nommer, on glorifie les routes coloniales sans les contextualiser, et on normalise l’exploitation sous couvert d’aventure et de pédagogie. »
Le fameux « trajet des clippers » n’est autre que la route de la traite négrière transatlantique. Un trajet qui, comme le rappelle les récits des navigateurs, était un triangle de navigation sinistre : « Les voiliers se laissaient porter par les alizés jusqu’aux pays bordant le golfe de Guinée. De là, après avoir embarqué les « esclaves », ils repartaient vers les côtes brésiliennes. » Le café qui a fait la fortune des négriers havrais comme Colombel, Begouen-Demaux ou Fouache, est né « dans la souffrance, sur les plantations d’esclaves. »
La complicité par l’omission
L’hypocrisie atteint son paroxysme dans la liste des disciplines mobilisées : mathématiques, sciences, technologie, géographie… Mais l’Histoire, la vraie, celle qui dérange, est superbement ignorée. « Comme si les élèves pouvaient voguer sur un océan sans mémoire, s’insurge Sylvie Lerandy Toto. Comme si l’histoire, la vraie, celle de la colonisation, du travail forcé, de la violence raciale pouvait rester à quai. »
Pire, le mot « colonies » est lâché, « tranquille, sans contexte, sans conscience ». Comme on dirait « de la Bretagne à Paris ». Cette neutralité lexicale est un viol de la mémoire. Ces « colonies » étaient des terres asservies, des économies saignées à blanc, des peuples réduits à de la marchandise. La demande pédagogique version 2025 semble être : parler des colonies sans parler du colonial.
La double cruauté du « Pot-au-Noir »
L’analyse historique révèle une amnésie d’autant plus cynique qu’elle occulte délibérément l’horreur du voyage. La traversée de la zone du « Pot-au-Noir » était redoutée des négriers pour ses calmes aléatoires et durables. « Les grands voiliers pouvaient rester immobilisés des jours, peut-être des semaines, dans la chaleur et la moiteur tropicale. La traversée pouvait alors durer deux mois. » C’est dans cette zone que « les négriers profitaient pour jeter par-dessus bord ce qu’ils considéraient comme de la marchandise contaminée, y compris des hommes malades. »
Aujourd’hui, le récit officiel se contente de noter que « les performances des bateaux de course permettent de ne pas rester englué trop longtemps (…) et la traversée (…) ne dure alors que rarement plus de deux jours. » On compare la performance technique en gommant l’indicible souffrance. On célèbre la vitesse en effaçant les corps jetés à la mer. La modernité sert de cache-misère à la barbarie.
Une mémoire à deux vitesses
Le plus dérangeant, souligne l’enseignante, est que ce discours est sans doute le même pour les élèves du Havre et ceux de Fort-de-France. « Comme si nous partagions la même histoire, la même position sur la carte, la même mémoire collective. Mais non. Depuis Le Havre, c’est une page d’aventure maritime. Depuis la Martinique, c’est une page d’exploitation coloniale. »
En invitant les enseignants martiniquais à faire « jouer leurs élèves » sur les routes qui ont vu leurs ancêtres être déportés et réduits en esclavage, l’Académie nie la spécificité de leur histoire et la charge émotionnelle qui y est attachée. Elle institutionnalise un récit colonial qui regarde l’histoire « depuis le pont, jamais depuis la cale ».
Refuser l’amnésie ludique, proposer une mémoire vivante
Face à cette opération de blanchiment de l’histoire, la résistance. Il ne s’agit pas d’interdire la Transat Café, mais de la nommer pour ce qu’elle est : la reproduction, sous forme ludique, d’un itinéraire bâti sur la souffrance. Le véritable enjeu éducatif n’est pas d’effacer cette route, mais d’en révéler toute la vérité.
L’éducation, au lieu d’accompagner ce déni, devrait embarquer les élèves sur une autre traversée : celle des résistances, des révoltes, du marronnage, des abolitions et de la dignité. « Mes élèves, je préfère les embarquer sur une autre traversée : celle de la mémoire, affirme Sylvie Lerandy Toto. On parlera des ports négriers, des cargaisons humaines, des profits de la bourgeoisie havraise, mais aussi des survivances culturelles, des créations nées dans la douleur, des héritages de résistance. »
En 2025, on ne peut accepter que la mémoire soit effacée sous couvert d’« usages du numérique ». L’Académie de Martinique a une occasion unique de montrer la voie : plutôt que de sponsoriser l’amnésie, elle pourrait transformer ce projet en opportunité pédagogique exigeante – une course virtuelle qui deviendrait le prétexte à un véritable travail de mémoire sur les deux rives de l’Atlantique.
La dignité des victimes et la conscience de nos enfants l’exigent : on ne peut repeindre l’histoire couleur café sans rappeler que dans ces cales, il y avait surtout un goût de sang.
Jeff Lafontaine

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