Chlordécone : L'ONU interpelle le Gouvernement français
Mandats du Rapporteur spécial chargé d’examiner la question des obligations relatives aux droits de l’homme se rapportant aux moyens de bénéficier d’un environnement sûr, propre, sain et durable; du Rapporteur spécial sur les incidences sur les droits de l’homme de la gestion et de l’élimination écologiquement rationnelles des produits et déchets dangereux et du Rapporteur spécial sur les droits à l’eau potable et l’assainissement
New-York. Vendredi 1 mars 2024. CCN. Nous avons l’honneur de nous adresser à vous en nos qualités de Rapporteur spécial chargé d’examiner la question des obligations relatives aux droits de l’homme se rapportant aux moyens de bénéficier d’un environnement sûr, propre, sain et durable; Rapporteur spécial sur les incidences sur les droits de l’homme de la gestion et de l’élimination écologiquement rationnelles des produits et déchets dangereux et Rapporteur spécial sur les droits à l’eau potable et l’assainissement, conformément aux résolutions 46/7, 54/10 et 51/19 du Conseil des droits de l’homme.
Dans ce contexte, nous souhaiterions attirer l’attention du Gouvernement de votre Excellence sur des informations que nous avons reçues concernant la Proposition de loi n°2061 visant à reconnaître la responsabilité de l’État et à indemniser les victimes du chlordécone.
Nous souhaitons exprimer notre soutien à la proposition de loi, qui permettrait de faire progresser le respect des obligations de la France en matière de droits de humains et de la pleine jouissance des droits des individus vivant en Guadeloupe et en Martinique. Il s’agit d’une étape importante pour l’État de reconnaître sa responsabilité dans les “préjudices sanitaires, écologiques et économiques subis par les territoires de Guadeloupe et de Martinique et par leurs populations résultant de l’autorisation de mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques à base de chlordécone et de leur utilisation prolongée comme insecticide agricole” (article 1er). Ainsi que mentionné dans le préambule de la proposition de loi, nous soutenons pleinement la nécessité de décontaminer les terres et les eaux de la Guadeloupe et de la Martinique, car le chlordécone est présent dans le sang d’environ 90% de la population.1 Nous constatons également la nécessité d’améliorer les infrastructures d’eau potable et de traitement des eaux usées afin de garantir l’approvisionnement en eau potable de l’ensemble de la population, ainsi qu’évoqué dans le Préambule de la proposition de loi.
Nous soutenons également l’engagement en faveur de l’indemnisation des victimes du chlordécone. Cependant, la proposition de loi actuelle ne donne aucune indication concernant la définition des victimes. Nous soutenons une définition large reconnaissant tous les effets physiques et mentaux scientifiquement établis de la contamination par le chlordécone (sans se limiter aux maladies professionnelles, étant donné la contamination généralisée de l’eau, du sol, de la nourriture et des personnes), avec un accent particulier sur les populations en situation de vulnérabilité ou de marginalisation, y compris les femmes et les enfants.
Nous pensons que la proposition de loi, basée sur le droit international des droits humains, devrait :
préciser que la responsabilité de l’État s’applique à la fois à la contamination historique et actuelle par le chlordécone et aux effets néfastes qui en découlent pour la santé humaine et l’environnement ;
créer une agence indépendante chargée de mettre en œuvre les engagements en matière de décontamination et d’indemnisation ;
définir largement les victimes potentielles, en tenant compte des conséquences particulières de la contamination pour les femmes et les enfants, et fournir des moyens accessibles pour que les individus puissent connaître leur statut de contamination sans difficulté ni contrainte excessive.
veiller à ce que l’accès à l’indemnisation ne comporte pas d’obstacles excessifs ;
s’engager spécifiquement à renforcer le plan national sur le chlordécone avec des objectifs et des calendriers clairs pour la décontamination ainsi qu’un contrôle régulier des niveaux de chlordécone dans l’eau, les aliments, le sol et les êtres humains ; et
créer un comité de suivi indépendant, composé de représentants locaux et d’experts en santé humaine et écologique, chargé d’évaluer les progrès accomplis et de publier des rapports.
Établir des moyens concrets et efficaces pour identifier le risque de pollution au chlordécone dans l’ensemble des Antilles.
Nous souhaitons nous référer à la résolution 48/13 du Conseil des droits de l’homme du 8 octobre 2021 et à la résolution 76/300 de l’Assemblée générale du 28 juillet 2022, qui reconnaissent le droit à un environnement propre, sain et durable en tant que droit humain. Nous nous référons également à la résolution 64/292 de l’Assemblée générale de 2010, qui reconnaît le droit à l’eau et à l’assainissement.
Nous aimerions également attirer l’attention du Gouvernement de votre Excellence sur les Principes-cadres relatifs aux droits de l’homme et à l’environnement, tels qu’ils sont détaillés dans le rapport 2018 du Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’environnement (A/HRC/37/59). Les principes énoncent que les États devraient garantir un environnement sûr, propre, sain et durable afin de respecter, protéger et mettre en œuvre les droits de l’homme (principe 1) ; les États devraient respecter, protéger et mettre en œuvre les droits de l’homme afin de garantir un environnement sûr, propre, sain et durable (principe 2) ; Les États devraient interdire la discrimination et garantir une protection égale et efficace contre la discrimination qui permette à tous de bénéficier d’un environnement sûr, propre, sain et durable (principe 3) et les États devraient prendre des mesures supplémentaires pour protéger les droits des personnes les plus vulnérables ou qui sont particulièrement menacées par ceux-ci, en tenant compte de leurs besoins, des risques qu’elles courent et de leurs capacités (principe 14).
Nous tenons à rappeler qu’en conformité avec le Commentaire général n° 15 du Comité sur les droits économiques sociaux et culturels, l’eau doit être exempte de microbes et de parasites, de substances chimiques et de dangers radiologiques constituant une menace pour la santé des personnes. Ces exigences s’appliquent à toutes les sources d’approvisionnement en eau, y compris l’eau courante, les camions-citernes, l’eau fournie par les vendeurs et les puits protégés.
Finalement, nous souhaiterions attirer l’attention du Gouvernement de votre excellence sur les rapports suivants des procédures spéciales et des organes de traités des Nations unies qui réfèrent à la contamination par le chlordécone dans les Antilles françaises :
Rapport du rapporteur spécial sur les obligations en matière de droits de l’homme liées à la jouissance d’un environnement sûr, propre, sain et durable, « Zones de sacrifice », (A/HRC/49/53, para. 41)
Observations finales du 9ème examen périodique de la France par le Comité des Nations Unies pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, (CEDAW/C/FRA/CO/9, paras. 37- 38)
Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies, examen périodique de la France (E/C.12/FRA/QPR/5
Comité des droits de l’enfant des Nations Unies, Observations finales sur les sixième et septième rapports périodiques combinés de la France, (CRC/C/FRA/CO/6-7, paras. 41-42).
Comme il est de notre responsabilité, en vertu des mandats qui nous ont été confiés par le Conseil des droits de l’homme, de solliciter votre coopération pour tirer au clair les cas qui ont été portés à notre attention, nous serions reconnaissants au Gouvernement de votre Excellence de ses observations sur les points suivants :
Veuillez fournir toute information complémentaire et tout commentaire que vous pourriez avoir sur l’analyse susmentionnée et les recommandations exprimées.
Cette communication, en tant que commentaire sur les lois, règlements ou politiques en instance ou récemment adoptés, ainsi que toute réponse reçue du gouvernement de votre Excellence, seront rendues publiques dans un délai de 48 heures sur le site internet rapportant les communications. Elles seront également disponibles par la suite dans le rapport habituel présenté au Conseil des Droits de l’Homme.
Veuillez agréer, Excellence, l’assurance de notre haute considération.
David R. Boyd
Rapporteur spécial chargé d’examiner la question des obligations relatives aux droits de l’homme se rapportant aux moyens de bénéficier d’un environnement sûr, propre, sain et durable
Marcos A. Orellana
Rapporteur spécial sur les incidences sur les droits de l’homme de la gestion et de l’élimination écologiquement rationnelles des produits et déchets dangereux
Pedro Arrojo-Agudo
Rapporteur spécial sur les droits à l’eau potable et l’assainissement