Port-Louis. Samedi 18 janvier 2020. Déjà, en mars 2019, alors qu’elle était en résidence à l’Artchipel, Florence Naprix et ses musiciens, avait présenté en avant-première la préfiguration de « Dans la peau de Mano ». Ce concert-spectacle musical retrace une partie de la vie et de l’œuvre de Manuela Pioche. Cet artiste guadeloupéenne, nait en 1932 , soit 4 ans après ce terrible cyclone de 1928 qui a dévasté la Guadeloupe et causé la mort de 1300 personnes. On peut imaginer la misère sociale et matérielle dans laquelle Manuela grandit, car la Guadeloupe conservera pendant au moins 2 décennies les stigmates de cette catastrophe. Manuella décèdera en 1970, soit 3 ans après les massacres de mai 1967 à Pointe à Pitre. Elle n’avait alors que 37 ans. Le cyclone 28 et Mai 67, ces deux événements majeurs dans l’histoire de Manuela et de la Guadeloupe, ont-ils eu comme on peut l’imaginer, une incidence ou une influence sur sa vie et /ou son parcours artistique ?
Néanmoins, la première ébauche avait déjà suscité beaucoup d’intérêt et largement séduit le public venu nombreux pour réécouter ces chansons de Manuela Pioche. Ces airs ont bercé la jeunesse de certains, car tandis que les grands-parents les fredonnaient et les dansaient dans les bals « Gran moun », leurs parents les reprenaient plus tard dans les fêtes de mariages ou de communions. Après une première au mythique « Bal Blomet » à Paris le 22 novembre dernier, et un incontestable succès auprès du public parisien, « Dans la peau de Mano » effectue une tournée de 12 dates en Guadeloupe sous la houlette du Collectif des Espaces de Diffusion Artistiques et Culturelles (CEDAC).
Le tournée « Dans la peau de Mano » a débuté le 10 janvier 2020 à l’Artchipel et se terminera le 25 janvier 2020 à St Louis de Marie-Galante chez Henri.
Dimanche dernier ce fut, « Une nuit à Port Louis ». La troupe s’est produite sur le site du musée de la canne à Beauport. Quel beau clin d’œil à la commune éponyme, que cette chanson de Manuela Pioche, reprise et interprétée avec talent par Florence Naprix. Il est difficile de rester insensible à la magie qui s’en dégage. La scène habillée pour l’occasion scintillait de mille feux !
On se sent tout petit, sous cette charpente métallique qui s’élève à plusieurs mètres de haut.
Derrière la scène, une locomotive de l’époque totalement restaurée, replongée dans une époque qu’elle a, du bien connaître, observe le public se laisser bercer par les mélodies de Mano.
« Dans la peau de Mano » c’est une idée originale qui a germé de la tête bien faite de Florence Naprix, après avoir entendu Manuela Pioche chanter « Pa ban mwen kou » et « Doudou pa pléré », qu’elle avait d’ailleurs repris dans le medley de son premier album – Fanm Kann – avec Jocelyne Beroard, sans savoir que l’auteur-interprète n’était autre que Manuela Pioche
Comment une femme, pouvait-elle écrire de tels textes dans la Guadeloupe des années 60, et demeurer quasiment inconnue du public d’aujourd’hui ?
Florence Naprix, femme très engagée pour la condition féminine entre autres, ne pouvait rester insensible au personnage, tant les sujets traités par Mano sont d’actualité… De là est né le projet de réhabiliter la mémoire de Manuela Pioche. Partie à l’âge de 37 ans dans l’anonymat total et la déchéance matérielle liée à son addiction pour l’alcool, après avoir chanté et enflammé pendant des années les petites salles de bal les plus connues en Guadeloupe.
Pour réaliser ce projet, elle choisit son ami frère, le talentueux bassiste, compositeur, arrangeur, Stéphane Castry pour la direction musicale.
Pour dépoussiérer, rafraichir ces biguines, boléros, tangos et autres musiques de l’époque et s’ouvrir à un plus large public, le bassiste choisit de s’entourer de deux excellents violoncellistes : Rodolphe Liskowitch et Julien Grattard.
Le choix de ces instruments n’est pas anodin puisqu’il s’agit en réalité de sortir d’une zone musicale antillaise trop confortable.
Puis il intègre à la rythmique Yoann Dannier, un talentueux batteur. Connu pour la qualité de ses arrangements, Stéphane Castry y ajoute le groove, la finesse de sa ligne de basse, sa touche personnelle et contemporaine, tout en respectant les mélodies de l’artiste certes, mais en permettant aussi à la chanteuse Florence Naprix de trouver sa place dans ce registre qui ne lui appartient pas mais dont elle a du s’approprier.
Alain Verspan, scénographe s’est attaché lui, à faire ressurgir des éléments symboliques de la vie de Manuela Pioche dans le seul but d’amener sa production musicale à notre contemporanéité, de la faire grandir et continuer à exister.
Dés lors, il suffisait à l’artiste qu’est Florence Naprix, de « déposer » sa voix.
C’est alors, que le projet prend toute sa dimension… Manuela Pioche n’est plus certes, mais Florence Naprix réussit à la faire « revivre » au travers de son répertoire. La chaleur, le grain de sa voix et la puissance vocale de la belle d’âme remplissent l’espace. Elle vous donne des frissons lorsqu’elle entonne « Ninon », une larme s’écrase sur votre joue quand elle chante « je suis coupable », des battements de cœur vous bousculent quand elle déclame « un jour peut-être ».
Dans le public c’est un mélange de souvenirs joyeux et de nostalgie pour certains. Même si nos parents à l’époque ont fredonné tous ces titres peut-être sans trop se poser de question, il faut noter le côté très avant-gardiste de Mano.
Consciente de la beauté de son île, elle demandait déjà à l’époque à son peuple de se lever et de prendre le pays en main..
Ne sommes-nous pas aujourd’hui toujours en quête d’un vrai projet politique susceptible de pouvoir prendre en main la destinée de notre Guadeloupe ?
Imaginez une jeune femme des années 60 qui revendique le célibat alors que l’inquiétude pour les autres femmes, est d’asseoir une certaine sécurité en créant le modèle de la famille.
Qui malgré les coups que lui inflige son compagnon, se dresse devant lui et lui dit qu’il ne peut nier qui elle était quand il l’a connu… « On fanm a bodé » et que par conséquent elle ne peut accepter qu’il la batte aujourd’hui !
Qui dans une société très machiste où la femme bien que « poto mitan » répond aux codes imposés par la gente masculine, considère que son droit à être saoul, et à se comporter comme un homme n’a pas à être dévalué sous prétexte qu’elle soit une femme…
Mais qui veut croire cependant que chaque nouvelle rencontre avec un homme sera une belle histoire d’amour…
Oui, Manuela Pioche c’est ce mélange très complexe d’une femme trop libre pour son époque, loin du politiquement correct et du conventionnel, mais qui a su toucher son public et les musiciens comme Alain Jean-Marie, Robert Mavounzy et d’autres qui l’ont accompagnée, tant ses chansons transpiraient l’amour.
Dimanche soir à Beauport, Florence Naprix a su faire le lien et toucher son public, en s’attachant à montrer tout ce qu’il y a d’abord de beau dans le parcours artistique de Mano.
C’est sur la musique de « Sé bigin » renommée pour l’occasion « Sé Mano » que le public ovationne les artistes et reprend en chœur les paroles de cette biguine
Un projet d’une grande qualité artistique et musicale, un projet ambitieux de réhabilitation d’une grande dame de la biguine qu’on s’est empressé d’oublier parce qu’incomprise, et à qui on doit ses heures de gloire.
Un spectacle à voir et revoir sans modération !
V.D