Guadeloupe. Littérature. A lire le tout premier roman de Frantz Succab.
Pointe-à-Pitre. Vendredi 5 janvier 2024. CCN. Frantz Succab a été pendant des années un journaliste très engagé. Il est aussi dramaturge. Et voilà, il nous sort un roman qu’il faudra bien lire et décrypter car il évoque entre les lignes d’une écriture très élégante, des épisodes de la vie d’un archipel colonisé qu’on appelle : Gwadloup. Ce roman circulaire s’ouvre sur l’annonce de l’étrange meurtre d’un homme connu, Fulbert Duchanoine, propriétaire terrien, un des responsables de l’Union patronale de la Guadeloupe. Il aurait été tué par un ouvrier de sa plantation qui a reconnu les faits. Le roman se termine par une interrogation quant à la vraie cause de cette mort.
L’hebdo La Clameur confie le sujet à un journaliste, Camille Moka dit Kamo, un vétéran respecté et réputé. Á quelques jours de son départ à la retraite. Puisque l’affaire semble bouclée, Kamo s’acquitte sans enthousiasme du papier attendu, sans originalité. Néanmoins, depuis longtemps il s’interroge sur Nòlfòk, le lieudit où s’est déroulé le drame.
Une fois retraité il s’y rendra, habité par un vieux rêve : en toute liberté, raconter les gens, la vraie vie qui se trame derrière les faits divers.
Au vu de ce projet d’enquête, on pourrait s’attendre à un polar, mais Frantz Succab s’ingénie à dévier son récit, à le détourner. Ainsi nous promène-t-il aussi bien dans un espace rural et urbain local qu’à l’étranger, plus précisément, à Paris. Il joue aussi avec le temps du roman qu’il dilate au travers d’analepses qui disent le passé de l’habitation, la période de l’après-guerre. Il évoque les événements de 1967 à Basse-Terre et à Pointe-à-Pitre, rappelle les révoltes de mai-juin 1968 à Paris. S’il parsème son récit d’autres dates : 1965, 1999… Il ne manque pas d’ancrer également l’histoire dans le temps présent. L’auteur mêle roman et récit.
Et coule la rivière Chagrin, est avant tout un roman polyphonique qui s’organise autour d’éléments importants. Il entrecroise des voix multiples en mêlant le « il. elle » des différents personnages, le « nous » du lecteur d’ici et d’ailleurs (le texte pouvant intéresser un public divers) et le « je » de l’auteur dont on perçoit les points de vue teintés d’humour voire d’ironie.
En dépit d’une plongée dans le réel, c’est surtout et avant tout une fiction. Kamo, le journaliste va à la rencontre de son ami de jeunesse volontairement perdu de vue, Octavien Cicéron dit Sadvi. Ingénieur des ponts et chaussées devenu le maire de Nòlfòk et c’est en cela qu’il intéresse malgré tout Kamo.
Deux autres personnages pèsent dans la structure du roman et les préoccupations du journaliste pour approcher la vérité : C’est lui le narrateur principal et omniscient, cependant, il lui arrive de déléguer son pouvoir narratif, entre autres à Enide/Angèle propriétaire d’un salon de coiffure et à Abéla. Ce sont deux figures complexes aux vécus compliqués tout comme la généalogie à Nòlfòk.
D’autres personnages secondaires complètent cette galerie de portraits contrastés. Dans leur ensemble, ils ne sont pas superficiels grâce à leur forte densité psychologique, en outre, l’auteur ne les a pas voulus manichéens, jamais tout à fait mauvais ou tout à fait bons. En cela, ils nous captivent.
Et coule la rivière Chagrin, un roman qui puise dans la parole populaire, ancre l’histoire dans un réel historique, relate des situations du quotidien, dénude les tares de la société tout en référant au politique.
La littérature étant un art, ce roman, ambitieux grinçant et foisonnant, a une esthétique particulière. Il associe audace et lyrisme. Il convoque d’autres créations : des narrations variées : courriers, chants, poésie, proverbes, jeux de mots mis au service de l’humour. D’autres développements tiennent de l’oralité : dialogues, confidences, proverbes… A ces genres s’ajoutent des portraits, des descriptions de la nature : celles de nombreux arbres, de végétations variées, d’architectures.
Une rivière, la rivière Chagrin, tel un personnage à part entière, joue un rôle important, d’où le titre qui intrigue dans sa singularité. Elle coule tout le long du roman avec son lot de malheurs, de chagrins et parfois de joie.
L’écriture rejoint souvent la poésie dans une beauté à couper le souffle. L’auteur fait des langues un usage libre et créateur. Le créole teinte parfois le français dans un interlecte qui brouille leurs frontières, toutefois, le français conserve son autonomie.
Un vrai plaisir de lecture ! Editions Baudelaire. 339 pages.
Nicole Brissac