Guadeloupe. Mas. Le dossier : Pourquoi notre carnaval tourne t-il à vide ?
Auteur : Maleekah Fedjee
Pointe-à-Pitre. Jeudi 23 Mars 2023. CCN. Après 3 ans de disette liée à la crise sanitaire, les acteurs sont unanimes pour qualifier le carnaval 2023 de grand cru, malgré des incidents violents à déplorer durant les jours gras. Les spectateurs ont répondu présents durant ces deux mois de festivités. Une fois clameurs tue, on est en droit de s’interroger sur la portée économique réelle de ce carnaval. La création de l’Office du Carnaval de la Guadeloupe (OCG) n’a pas suffi. La question qui se pose est celle de savoir s’il faut ou non continuer cet évènement populaire en l’état ? Les trois derniers présidents de l’Office du Carnaval de la Guadeloupe (OCG) ont répondu aux questions de CCN.
Joël Raboteur : “Il faut que l’on puisse parler aujourd’hui de carnaval e-business sans perdre son âme”.
Joël Raboteur docteur en sciences économiques, maître de conférences en sciences de gestion, premier président de l’office du carnaval de la Guadeloupe (OCG 2008-2012) et auteur du livre “le Carnaval et la folie imaginaire des peuples”.
CCN : Quelles sont les caractéristiques du carnaval guadeloupéen ?
Joël Raboteur (JR) : Le carnaval guadeloupéen est différent de tous les autres carnavals qui se déroulent dans la Caraïbe en Europe et en Amérique. Nous avons une spécificité de part déjà sa durée. Nous sommes le seul territoire à avoir un carnaval qui dure deux mois (janvier à février). Les groupes qui sont composés quasiment de bénévoles fonctionnent toute l’année. Car ce sont de véritables mouvements culturels. Nous avons la particularité d’avoir plusieurs styles musicaux dans notre carnaval. Il y a les groupes à caisses claires, à peau, avec des synthétiseurs et des groupes qui mélangent tous ses instruments.
Il y a une alchimie et une originalité musicale qui est une autre spécificité de notre carnaval. Ce qui n’est pas le cas des groupes dans les autres pays caribéens qui ont tous le même style musical. Dans la Caraïbe, c’est Trinidad qui a un carnaval qui ressemble le plus au nôtre.
CCN : Peut-on professionnaliser notre carnaval tout en gardant son authenticité ?
JR : La professionnalisation du carnaval est l’une des missions dévolue à l’Office du Carnaval de la Guadeloupe dès sa création en 2008. Elle passe par la transformation des carnavaliers et en faire une vraie profession. Cela nécessite une identification des différents métiers sans lesquels le carnaval n’existerait pas. La structuration des groupes du carnaval ne met pas en péril l’authenticité du carnaval. La finalité étant de trouver le modèle économique qui permettra aux groupes de créer des emplois.
CCN : Notre carnaval peut-il être un tremplin pour le marché du tourisme ?
JR : La réponse est oui bien évidement. Le touriste qui séjourne chez nous à cette période profite gratuitement de ce spectacle. Les croisiéristes profitent également de ce spectacle de rue gratuit. J’appelle de mes vœux le renouvellement du village artisanal du carnaval initié par Cap Excellence qui a connu un vif succès. Les groupes ont pu exposer et vendre leurs produits dérivés. A l’avenir ce concept de village artisanal gagnerait à être déployé à Pointe à Pitre, dans le chef-lieu et à proximité des ports qui accueillent les bateaux de croisière.
CCN : Notre carnaval peut-il être un vecteur d’attractivité et d’exportation ?
JR : Notre carnaval aujourd’hui est un produit pour l’exportation. Il faut savoir que la Guyane achète pour son carnaval beaucoup de tambours à peaux fabriqués en Guadeloupe. Les groupes de carnaval exportent leurs produits dérivés. Quand les groupes invités se produisent à l’extérieur, c’est l’image de la Guadeloupe et sa culture qui est véhiculée. Notre carnaval peut être un produit d’appel pour vendre la destination Guadeloupe. C’est la raison pour laquelle je suis favorable pour que les carnavaliers soient présents lors des grands évènements touristiques de dimension internationale tel que le salon TOP RESA, la Route Rhum etc.
Il faut que l’on puisse parler aujourd’hui de carnaval e-business sans perdre son âme.
CCN : Le carnaval guadeloupéen peut-il être un modèle de développement endogène?
JR : Sans ambiguïté oui. Le carnaval est une tradition multiséculaire émanant du peuple, qui fait partie de notre patrimoine culturel immatériel. Nous aussi, acteurs économiques, nous pouvons créer notre propre modèle de développement qui doit être endogène, qui vient de la population. On faisait à l’origine le carnaval pour se faire plaisir.
Et sans que l’on s’en rende compte nous avons inventé un nouveau modèle culturel qu’il faudrait rendre économique aussi, avec un retour sur investissement. Le carnaval est devenu au fil du temps un produit d’appel pour les hôteliers. L’industrie touristique et la restauration sont les secteurs qui profitent le plus du carnaval. L’impact sur ce secteur est direct. Mais il existe aussi des impacts indirects, comme les lunetiers qui nous expliquent que les ventes des lentilles de contact explosent à cette période. Donc on a des surprises intéressantes. Jusque là on savait que les quincailleries, les merceries, les couturières, les esthéticiennes, les coiffeuses et les vendeurs de tennis voient leur chiffre d’affaires doublé avec la création d’emplois induits pour faire face à la demande. Le transport avec les sociétés de sécurité profitent aussi de cet événement populaire. Il y a une autre valeur économique que l’on ne peut chiffrer s’est le bonheur. Pendant cette période les gens sont heureux. Le carnaval apporte de l’économie du bonheur.
Louis Collomb.“C’est dommage de cantonner cet événement culturel au rang de produit d’appel pour le secteur touristique”
Nous avons posé les mêmes questions à Louis Collomb qui est tout à la fois une figure emblématique du carnaval guadeloupéen, un représentant du monde patronal et un acteur incontournable du secteur culturel. Il a aussi été président de l’OCG.
CCN : Peut-on professionnaliser notre carnaval tout en gardant son authenticité ?
Louis Collomb (LC) : La question de la professionnalisation du carnaval s’est posée depuis en 1976. Mais il était trop tôt et nous avons senti que les acteurs de terrain n’étaient pas prêts.
Après une quarantaine d’années, les mentalités n’ont guère évolué. Le passage du bénévolat à la professionnalisation prendra du temps. Même si certains groupes commencent cette phase de professionnalisation. On peut prendre l’exemple de Guimbo All Stars. Le groupe a fait le choix de financer la fabrication de ses costumes qui sont revendus aux carnavaliers adhérent du groupe. Un peu comme ce qui se fait à Trinidad.
Néanmoins, on sent bien qu’il y a encore des réticences des carnavaliers pour professionnaliser cet évènement. D’ailleurs c’est l’un des freins à la transformation économique de ce spectacle de rue.
CCN : Notre carnaval peut-il être un tremplin pour le marché du tourisme ?
LC : Je pense que c’est dommage de cantonner cet événement culturel au rang de produit d’appel pour le secteur touristique. Je ne nie pas pas que le secteur touristique profite des bénéfices du carnaval. Néanmoins, c’est une manifestation culturelle qui doit être considérée comme telle et qui selon moi peut être commercialisable.
CCN : Notre carnaval peut-il être un vecteur d’attractivité et d’exportation?
LC : Notre carnaval s’exporte déjà. Des groupes se produisent régulièrement sur des scènes musicales et sont invités à participer à des festivals de musique. La diversité musicale est une valeur ajoutée qui rend notre carnaval si attractif par delà nos frontières. Dans la caraïbe, notre carnaval est celui qui s’exporte le mieux.
Notre carnaval va encore évoluer et se structurer. Les retombées de cette manifestation sur notre économie sont réelles. Nous souhaitons que des études soient menées pour mesurer l’impact du carnaval sur l’économie guadeloupéenne avec un observatoire. A L’instar de ce qui se fait au Canada.
Willy Abare. “Notre Kannaval n’est pas assez soutenu par nos deux collectivités majeures”
Willy Abare, 3ème président de l’OCG, succède à Louis Collomb en décembre 2018. Ce pilier du carnaval pointois a la volonté de faire bouger les lignes. Il nous donne sa vision qui parfois diffère de ses deux prédécesseurs.
CCN : Quelles sont les caractéristiques du carnaval guadeloupéen ?
Willy Abare (WA) : L’une des spécificité de notre carnaval est son organisation qui a évolué au fil du temps et qui est une parfaite représentation des acteurs de cet évènement populaire Cependant, nous devons mener une réflexion pour transformer les statuts de l’OGC. Pour l’instant, cet office est composé pour l’essentiel de bénévoles. Cette évolution que j’appelle de mes vœux va nous permettre de mieux répondre à nos missions qui sont de labelliser le carnaval, protéger et vendre l’image du Kannaval de Guadeloupe à travers le monde. Et récupérer toutes les images pour alimenter notre banque de données. Nous avons pris la décision de faire du nom “Kannaval de Guadeloupe” une marque déposée ainsi que le sigle de l’OCG.
CCN : Notre carnaval a-t-il un impact sur notre économie ?
WA : Notre carnaval a réellement un impact sur notre économie, notamment dans le secteur du tourisme. Nous proposons chaque année à des touristes de faire des immersion dans les différents groupes . Nous promotionnons notre Kannaval de Guadeloupe en faisant venir la presse française et étrangère (France Télévision, TF1, le New York Times..). Nous avons reçu une fois la chaîne Al Jazeera.
Par contre, nous aimerions savoir vraiment combien de touristes ou vacanciers se rendent chez nous pour venir voir notre carnaval. Nous avons tenté de mener une étude d’impact économique de cet év!événement culturel, malheureusement nous n’avons pas réussi à obtenir des financements. Je regrette que notre Kannaval ne soit pas assez soutenu par nos deux collectivités majeures.
La preuve en est qu’au 27 février 2023, donc après le carnaval, les subventions n’avaient pas encore été votées par les deux collectivités majeures de notre territoire. On navigue à vue. Nous souhaitons être mieux accompagnés par les pouvoirs publics.
La question de faire du “Kannaval de Guadeloupe” un réel outil de développement économique est au cœur des missions de l’OCG. Cependant, nous constatons que la réflexion menée depuis 2008 pour trouver un modèle économique à cette manifestation annuelle qui draine plus de 200 000 spectateurs est au point mort.
La volonté des gouvernements est ce qui caractérise les pays qui ont fait du carnaval un véritable atout économique.
Pourtant dans notre pays où le taux de chômage atteint 20%; comment comprendre que TOUT ne soit pas mis en œuvre, afin que cette « niche » potentielle qu’est notre carnaval, puisse être un facteur de développement économique et donc de créations d’emplois ?
Maleekah Fedjee