Pointe-à-Pitre. Lundi 6 Septembre 2021. CCN. L’universitaire Alain Maurin était récemment à Paris, il a fait l’acquisition du dernier CD posthume de Miles Davis et il l’a beaucoup apprécié. Mais Alain Maurin, économiste de formation, est aussi et surtout l’infatigable lanceur d’alerte sur l’importance en Guadeloupe des Industries Culturelles Créatives ( ICC). Quels rapports peut-on établir entre feu Miles Davis, l’un des jazzmen les plus créatifs de son époque, la musique de Kassav et l’économie culturelle en Guadeloupe ? Alain Maurin propose son analyse.
J’ai déjà écouté des centaines de fois les albums originaux You’re Under Arrest sorti en 1985 et Amandla sorti en 1989. Fan de Miles Davis, j’ai la chance d’avoir pu faire l’acquisition de la dizaine d’albums qui proposent ces mêmes titres sous différentes couleurs sonores et variations dans la composition des groupes accompagnant le trompettiste. De même, j’ai déjà visionné une multitude de concerts de Miles donnés durant les sous-périodes qui ont jalonné son grand retour sur la scène musicale en 1981 après ses cinq années de retrait et silence complet.
Miles Davis est décédé depuis déjà quelques années, on le sait trop bien et précisément, c’était le 28 septembre 1991. Aussi, c’est quelque peu intrigant de voir l’album « Merci Miles – Live At Vienne 1991 » placé dans les Nouveautés et produits vedettes proposés aux clients des grands magasins spécialisés dans la distribution de produits culturels. La curiosité invite alors à se saisir de l’objet et de vite scruter les informations qui y figurent. Il y a les titres Hannibal et Amandla de l’album Amandla ainsi que les titres Human Nature et Time After Time de son opus You’re Under Arrest. On découvre également la composition Wrinkle qui est présente sur quelques-uns de ses albums live.
La grande surprise vient de la présence de deux titres composés par Prince : Penetration et Jailbait. J’achète et je passe quelques heures à l’écouter… Résultat : Aucun regret. Bien au contraire, ce nouveau CD du trompettiste vaut vraiment le détour : techniquement, il a un excellent son ; il y a une forte présence de solos Keyboard de Deron Johnson, ce qui donne à découvrir les titres sous d’autres habits sonores ; il y a la trompette de Miles avec son timbre unique et sa vision plus moderne que jamais ; il y a le majestueux Kenny Garrett qui chante et qui chante avec son saxophone ; il y a le duo de bassistes, Joe “Foley” McCreary avec son habituel son lead-guitare et Richard Patterson flamboyant en 2e basse, qui se coordonnent pour faire ressortir ce groove Miles si funky ; il y Ricky Wellman qui assure parfaitement son rôle de dernier batteur gardien du son de l’univers Miles Davis ; etc.
Cette musique a été captée lors du concert du le 1er juillet 1991 au festival Jazz à Vienne en France. A entendre cette restitution sortie aux USA en juin dernier et arrivée en Europe fin juillet, il faut bien y voir une Nouveauté et un album historique comme le souligne Thierry Docmac Directeur artistique musical indépendant et référent du monde de la musique live en France. Historique pas pour une seule raison mais pour plusieurs : avec la présence de ces deux compositions du Prince de Minneapolis ; en témoignage de l’un de ses tous derniers concerts, juste avant sa mort ; eu égard à la qualité du résultat du mastering effectué pour « faire sonner 2021 » une musique enregistré 30 ans plus tôt ; des interprétations de titres archi connues truffées d’improvisations pour aboutir quasiment à des reprises inédites ; des versions des morceaux Human Nature et Time After Time de durées respectives de 18 et 10 minutes qui deviennent quasiment les plus longues livrées en live par Miles Davis ; le solo de 8 minutes environ de Kenny Garrett sur le titre Human Nature où il démontre qu’il a aussi la casquette de chanteur avec son saxophone alto.
Décidément, Miles Davis demeure le musicien emblématique du jazz, celui qui, sans conteste, fait partie de la sélection de ces grands artistes dont le génie a enfanté des créations qui ont révolutionné leur univers. Dans celui du jazz, il a été le porteur de plusieurs révolutions et, cet album « Merci Miles – Live At Vienne 1991 » s’ajoute comme l’une des contributions de sa dernière direction pour le renouvèlement de la musique noire américaine. Dans ce contexte de 1991, pour regarder devant, il a concocté sa musique en la posant solidement sur ses racines jazz mais en incluant les rythmes pop, rock, soul et funk de son époque. Ces années 1990 sont effectivement sous la domination musicale de Michael Jackson et Prince dont les productions sont entendues par Miles et mis en clin d’œil dans sa musique. Les titres Human Nature, Penetration et Jailbait en sont les témoignages les plus parlants.
Clairement, avec la sortie de cet album, même quelques décennies après sa mort, le trompettiste produit du neuf et se retrouve à animer l’actualité du marché du disque.
La Transition est trouvée pour terminer en évoquant quelques aspects économiques. On peut se limiter à relever que Miles Davis le visionnaire du jazz fait partie de la sélection des musiciens morts qui génèrent encore de l’argent. Ce volet du monde des affaires autour de l’offre de biens et services liés à la musique est évidemment le leitmotiv central de bon nombre d’acteurs. Avec la sortie de l’album « Merci Miles – Live At Vienne 1991 », autant c’est le triomphe de la culture américaine et, une fois de plus, un succès au bénéfice de l’industrie musicale des États-Unis.
Un enseignement global à mettre en lumière pour la Guadeloupe est la nécessité de consacrer de l’intérêt à la culture et à l’économie de la culture afin de s’enorgueillir à être le récipiendaire de ces dynamiques positives. Miles Davis a entendu Kassav’ du fait que le trio Pierre-Edouard Décimus, Georges Décimus et Jacob Desvarieux ont su construire une trajectoire pour incarner ce que Bob Marley a été pour la Jamaïque ou encore ce que Youssou Ndour a été et est pour le Sénégal. Dans les foulées du groupe locomotive d’un pays, une flopée d’artistes a pu trouver son bonheur sur le marché musical et par voies de conséquences de l’insertion professionnelle et des revenus pour vivre. Mais dans le cas du zouk, ce fut pour une période qui est malheureusement révolue et dont la résurgence des livraisons musicales et réalisations entrepreneuriales est plus que souhaitable. Le jazz poursuit sa route, surtout qu’il dispose de pléthore de montreurs de chemins dans le monde dont certains sont passés par les formations de Miles Davis. Les marchés du jazz subissent des crises mais sont dans la résilience et démontrent qu’ils demeurent encore des lieux qui comptent. Le reggae n’arrête pas de se maintenir au goût du jour et de s’exporter. Le mbalax dispose déjà de ses économies d’échelle avec les 16 millions de sénégalais et surtout est fièrement portée et défendue par son pays.
Et la musique populaire de Guadeloupe, Martinique et Guyane, à savoir le zouk ?
Le zouk vient juste de perdre son roi Jacob Desvarieux le 30 juillet 2021, onze ans après la disparition du Prince Patrick Saint-Eloi. L’économie du zouk est depuis quelques années en quête de médicaments pour retrouver pleinement ses ambiances du temps de son âge d’or. Ne pouvant pas être administré que par les musiciens qui doivent se focaliser prioritairement sur leurs activités de création, il va de soi que ce traitement curatif doit aussi venir du côté des décideurs publics. Oui l’archipel Guadeloupe a besoin d’une stratégie de développement de ses industries culturelles et créatives. Les ressources et potentiels sont aux antipodes de l’absence, ils sont certainement en situation de sous-valorisation. Un simple exemple très significatif au passage et qui illustre parfaitement l’essentiel de cet écrit en remerciement à Miles Davis. Il y a des compositions qui valent le détour, enregistrées au studio Debs depuis déjà plus de cinq ans, mais qui ne sont pas encore dans la phase de sortie finale. Cela est déjà arrivé par choix volontaire des compositeurs et continuera à se répéter… Mais qu’est-ce que c’est frustrant lorsque ce blocage est dû à des questions de « logistique financière »… Qu’est-ce que c’est douloureux lorsque l’on sait que Kenny Garrett a fait le déplacement pour ces séances d’enregistrement à la rue Frébault… Miles Davis a entendu le zouk à la fin des années 1980 et il a salué en musique ses émotions. Quinze ans plus tard, Kenny Garrett a entendu le gwoka et, il est allé plus loin pour exprimer son ressenti vis-à-vis de cette musique guadeloupéenne : venir la jouer sur place… Encore aujourd’hui, quelles sont les réponses à ses appels à projets ?
Oui, il est plus que temps d’élaborer les idées et programmer les actions visant à rallumer les flammes culturelles et économiques ici. A l’image de ce qui se fait dans d’autres départements ou régions de France, à l’instar de politiques volontaristes mises en œuvre dans divers pays voisins de la Caraïbe, la Guadeloupe ne peut plus s’octroyer le luxe de l’attente.