
Kanaky/France. Les questions de la décolonisation et de l’Indépendance demeurent plus que jamais posées
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Nouméa/Paris. Lundi 1er juin. Les deux derniers ouvrages publiés sur la situation en Kanaky — La Nouvelle-Calédonie, la tragédie du journaliste Patrick Roger (Éditions du Cerf) et Décoloniser la Kanaky–Nouvelle-Calédonie de l’anthropologue Benoît Trépied — sont de véritables mines d’informations sur la question kanak telle qu’elle se pose aujourd’hui au pouvoir colonial français.
CCN a souhaité interroger ces deux spécialistes de la Kanaky. Après avoir accepté le principe de l’entretien, Patrick Roger s’est subitement désisté, sans fournir d’explication. En revanche, l’échange avec Benoît Trépied s’est révélé très constructif. Il a répondu sans détour à toutes nos questions. La Kanaky ? Il en connaît chaque recoin, chaque acteur. La lecture de son ouvrage démontre à quel point il maîtrise son sujet. Chercheur de terrain, Benoît Trépied suit depuis des années l’évolution du dossier kanak. L’entretien qui suit en est une preuve évidente.
Mais l’actualité s’accélère : Emmanuel Macron a annoncé vouloir reprendre en main le dossier au cours du mois de juin. Le gouvernement français, emmené par Gérald Darmanin et Bruno Retailleau, et poussé par l’ultra-loyaliste caldoche Sonia Backès, s’apprête-t-il à répéter les mêmes erreurs ?
Interview de Benoît Trépied.
CCN : Au regard de l’échec du “conclave” organisé par Manuel Valls entre loyalistes et indépendantistes, la situation risque-t-elle de se détériorer une nouvelle fois en Kanaky ?
Benoît Trépied : Oui, effectivement, il y a là un vrai risque. Puisque Manuel Valls avait remis tout le monde autour de la table et posé un projet qui avait recueilli l’accord des indépendantistes et aussi d’autres forces politiques (tels que les centristes et loyalistes modérés), mais visiblement le refus des loyalistes les plus radicaux a empêché cet accord. La Calédonie reste donc dans une situation sans précédent, l’accord de Nouméa continue donc de s’appliquer, mais on ne sait vraiment pas ce que pourrait être la suite du processus de décolonisation. Il y a donc le risque qu’à la moindre étincelle, le pays s’embrase de nouveau.
À mon avis, la véritable alternative est la suivante : les négociations reprennent, une fois de plus, ce que semble vouloir faire Manuel Valls, ou alors l’autre possibilité est que les élections provinciales prévues fin novembre, dans les règles électorales en vigueur, c’est-à-dire avec un corps électoral restreint, soient une sorte de référendum déguisé.
Dans ce cas, ce seront aux citoyens calédoniens de se prononcer sur le fait de savoir s’ils soutiennent les forces qui font preuve d’intransigeance (les loyalistes radicaux) ou alors que les Calédoniens soutiennent les différents partis qui étaient en faveur de cet accord. Par le biais de ces élections, les citoyens se prononceront et diront par leur vote s’ils sont pour ou contre l’accord proposé par Manuel Valls.
Je rappelle que c’est un accord de compromis, une forme de souveraineté avec la France, une “indépendance-association”. Cela pourrait être une issue à ce nœud dont on n’arrive pas à sortir, mais si c’est le parti loyaliste et de l’intransigeance qui remporte la mise, je ne donne pas cher du futur de la Calédonie, et croyez-moi, il y a là un vrai risque de basculer dans le chaos.
© Nouméa février 2025 de Bendegúz Czékmán
CCN : Ces négociations ont quand même permis aux différents courants (ex. le Palika) indépendantistes de se rapprocher du FLNKS ?
BT : Il faut bien savoir qu’au sein du mouvement indépendantiste, il y a toujours eu des fractures, des divisions, et des tensions. Ils se rassemblent en général sur l’essentiel et puis ensuite s’éloignent. Je pense que le 13 mai 2024 a profondément divisé le mouvement, le Palika et les partis qui lui sont proches ont condamné les violences, et ont accusé la CCAT d’avoir fomenté ou encouragé ces violences. Cela dit, lors du conclave, on a vu que les deux courants du mouvement indépendantiste se sont retrouvés sur l’essentiel, en s’accordant pour bâtir une forme de souveraineté pouvant convenir à tout le monde.
Il me faut tout de même préciser qu’Emmanuel Tjibaou (fils de JM Tjibaou) est entré en politique par la députation. Il incarne donc ce courant rassembleur, il est à la fois porteur de tout l’héritage du FLNKS et en même temps proche du courant PALIKA. Son influence sur le mouvement indépendantiste peut aller dans le sens de l’unité. C’est du moins ce qui ressort de ses prises de position car il rassemble même au-delà des indépendantistes. Ainsi, pour son élection, il a fait l’unanimité avec des Caldoches, des Walisiens, des non-indépendantistes, sinon il n’aurait jamais pu être élu dans la 2e circonscription, qui est considérée comme un fief loyaliste imprenable. Il m’est difficile d’affirmer que l’unité du mouvement indépendantiste se fera au sein du FLNKS, mais les ponts ne sont pas totalement rompus entre les différents courants rivaux du FLNKS d’une part et de l’UNI d’autre part, notamment avec le PALIKA.
CCN : Si les indépendantistes remportent les élections provinciales de novembre, le gouvernement français en tiendra-t-il compte ?
BT : C’est effectivement là tout l’enjeu. Car il y a d’une part le non-dégel du corps électoral mais aussi le fait que même chez certains Caldoches non indépendantistes il y a une défiance croissante envers la tendance radicale des loyalistes représentée par Sonia Backes et Nicolas Metzdorf.
Il faut aussi tenir compte de la montée en puissance d’Emmanuel Tjibaou dans la province du Sud. Il y a aussi la question de savoir s’il y aura plusieurs listes loyalistes qui chercheront à se démarquer du courant Backes/Metzdorf ; d’autant qu’entre ces deux loyalistes il existe de réelles divergences.
Quand on prend en compte ces différents éléments, on peut penser que ces élections provinciales peuvent contribuer à rebattre les cartes en donnant comme indication principale que les indépendantistes tendent à être majoritaires.
Il faut se rappeler qu’en 2018, lors du dernier référendum d’autodétermination, les indépendantistes avaient 18 000 voix d’écart, en 2020 l’écart n’était plus que de 9 000 voix.
En 2024, avec l’élection d’Emmanuel Tjibaou sur le total des 2 circonscriptions, les indépendantistes obtiennent une avance de 10 000 voix. Ce basculement électoral peut encore se confirmer lors d’élections provinciales qui deviennent un véritable enjeu. Avec un appui populaire de plus en plus large vers une décolonisation de la Nouvelle-Calédonie-Kanaky.
CCN : S’agissant de la Polynésie, où en est-on ?
BT : On n’est pas du tout au même stade du processus de décolonisation. Même si en 2013, la Polynésie a réussi à se faire inscrire à l’ONU sur la liste des pays à décoloniser, il n’y a pas en Polynésie un processus de décolonisation comme en Kanaky, on en est encore loin. L’enjeu géopolitique pour la France, c’est surtout la présence maritime, car il faut s’en rappeler, avec toutes ses colonies, la France est la 2e puissance maritime mondiale. Il faut souligner qu’il y a eu récemment un surinvestissement de la France dans le Pacifique. Cette fameuse zone indo-pacifique qui est le nouvel espace de confrontation mondiale entre les USA et la Chine. Il y a là un bon “coup” à jouer pour la grandeur de la France et de cette politique impérialiste à laquelle on tient tant dans les salons parisiens. C’est sûr que cette situation dans cette région indo-pacifique ne peut pas ne pas être mise en relation avec la perte d’influence de la France et de son pré carré en Afrique. Cela fait donc partie du nouvel intérêt de la France pour ces territoires aux antipodes. On comprend alors pourquoi dès 2021 le pouvoir macroniste s’est allié aux loyalistes Caldoches pour maintenir coûte que coûte la Calédonie dans le “giron” français.
CCN : La CCAT a-t-elle débordé le FLNKS ?
BT : En fait, la CCAT au départ n’était qu’un organe issu de l’Union Calédonienne pour organiser les mobilisations pour le corps électoral. À partir du 13 mai, on peut dire qu’il y a eu un basculement dans autre chose. Au moment où je vous en parle, il y a encore très peu de visibilité, mais derrière cet étendard, il y a des gens qui se sont levés et révoltés pour donner de la consistance à ce qui n’était à l’origine qu’une structure de base.
A-t-elle débordé le FLNKS ? Il m’est difficile de faire une telle affirmation. La CCAT est entrée au FLNKS et il y a eu alors le départ du FLNKS de 2 partis historiques : le Palika et l’UPM, et d’un autre côté d’autres petits partis qui, eux, sont entrés. Au-delà de ça, il y a des formes de militantisme plus ou moins radicales qui étaient exclues du FLNKS, une organisation qui s’était institutionnalisée au fil des accords… mais depuis le 13 mai, le FLNKS a changé de paradigme et s’est radicalisé. Depuis que l’UTSKE, le Parti Travailliste et les autres partis l’ont rejoint, il s’est davantage implanté à Nouméa.
CCN : Le gouvernement français parle d’ingérence s’agissant des rapports entre l’Azerbaïdjan et les dernières colonies françaises…
BT : Je ne sais pas vraiment comment y répondre. Le gouvernement français a du mal à parler de contexte colonial pour ces différents “territoires” français. Il considère en effet que ces contentieux coloniaux sont résorbés après la sortie du régime colonial en 1946 (NDLR : date de la départementalisation), sauf pour la Nouvelle-Calédonie, qui est officiellement le seul “territoire” en voie de “décolonisation”. Et ce depuis les accords de Nouméa qui sont inscrits dans la constitution française.
Ensuite, le problème dit “d’ingérence” de l’Azerbaïdjan renvoie à des enjeux diplomatiques. L’Azerbaïdjan appuie là où ça fait mal pour essayer d’affaiblir la France, qui elle réplique en disant que l’Azerbaïdjan est une dictature… et les “territoires” en question essaient de tirer leur épingle du jeu dans le champ diplomatique. Cela dit, quand au lendemain du 13 mai 2024, Darmanin dit que “c’est une révolte téléguidée de l’étranger”, ce n’est qu’un argumentaire classique pour délégitimer, en affirmant que les mouvements de libération sont “téléguidés”. À mon avis, c’est plutôt le gouvernement français qui s’est tiré une balle dans le pied en essayant de passer en force avec cette loi sur le dégel du corps électoral. Qu’on ne s’étonne pas que les ennemis de la France s’en servent pour critiquer l’attitude du gouvernement français, mais ce n’est pas eux qui ont appuyé sur la gâchette.
On a vu des campagnes de pressions par les RS ou de la désinformation. Les autorités françaises disent que cela n’a rien donné de vraiment probant. Il y a même eu une émission sur cette affaire sur France 2 (NDLR : Complément d’Enquête) qui a montré que cette focalisation sur l’Azerbaïdjan n’était qu’un paravent de l’état français pour masquer son incurie dans la gestion de la crise du 13 mai.
CCN : Les loyalistes radicaux vont-ils accepter une indépendance sans partition de la Kanaky ?
BT : Sur cette question, je vous avoue que je n’en ai pas la moindre idée. Cependant, il faut distinguer dans la population non Kanak des loyalistes ultras qui eux sont prêts à tout pour ne pas accepter une Kanaky indépendante, et puis il y a d’autres loyalistes non indépendantistes mais plus modérés qui eux ont compris — ou comprennent en partie — et c’est peut-être l’une des conséquences du 13 mai, l’avenir nous le dira.
Il n’y aura pas de paix dans ce pays tant qu’il n’y aura pas une forme de recouvrement de la souveraineté Kanak, souveraineté qui a été aliénée par la colonisation. Certains Caldoches défendent une idée de partition et vont jusqu’à dire : si vous voulez l’indépendance, prenez-la dans le Nord, là où il y a une majorité Kanak, et nous dans le Sud, en particulier à Nouméa, on reste entre nous, on reste français.
Mais cette idée de partition, même Manuel Valls dit que c’est exclu, car l’accord de Nouméa dit bien que la partition n’est pas une option. Les loyalistes vont-ils ou pas accepter l’indépendance ? Tout cela dépendra des rapports de force, de la radicalisation des loyalistes. Depuis le 13 mai, il y a chez une frange de loyalistes une militarisation et la création de groupes d’autodéfense, ce qui est assez inquiétant. Il y a en effet des risques que la situation dégénère complètement.
CCN : Quel est votre point de vue, la position de la gauche française sur les dernières colonies françaises : Guadeloupe, Martinique, Guyane, Polynésie, Réunion…
BT : Je ne sais pas comment répondre à cette question, par contre je peux vous dire que sur le dossier calédonien, lors des événements du 13 mai, LFI, le PCF, le PS, les Écolos étaient tous à l’unisson pour dénoncer la tentative de passage en force de Darmanin. Ils prônent un retour au dialogue et tous sont favorables à la méthode de Valls qui est proche de celle de Michel Rocard. Sur la libération des prisonniers politiques, la mobilisation n’est pas la même.
Quant à leur position sur les “ dernières colonies françaises” (pour reprendre votre expression), c’est beaucoup plus compliqué. Il faut savoir que ce qui explique que les partis politiques français ont accepté peu ou prou le processus de décolonisation de Calédonie , c’est parce qu’ il était bien stipulé dans les textes que cela ne s’applique qu’à la Calédonie et donc il fallait dissocier la Calédonie des autres “colonies””
donc la décolonisation des autres territoires reste en suspens et ce qui se passe en Kanaly n’a pas automatiquement d’impact pour la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane etc..
CCN. l’indépendance totale de la Kanaly on s’en approche ou on s’en éloigne?
BT.(rires) je ne sais pas ce qu’est l’indépendance totale de la kanaky, car depuis une quarantaine d’année les indépendantistes ont accepté de partager leur droit à l’autodétermination avec les gens qui sont implantés dans le pays et enracinés depuis des générations des gens ,qui ont renoncé à une indépendance Kanako -kanak, et sont plutôt favorables à une nation arc en ciel, d’un pays ou chacun aura sa place,j’en pense que comme l’avait dit JM Tjibaou que ca ne s’arrêtera jamais les Kanaks vont emererderont jusqu’à l’indépendance que vous soyez content ou pas content . je pense que dans son ensemble ‘il y a dans la population calédonienne une adhésion croissante à une indépendance d’un nouveau genre,un modèle nouveau qui ne soit pas une rupture avec la France, comme dans les années 50. L’idée de retrouver sa souveraineté et de décider de construire un partenariat entre les deux états la France,et la Calédonie, un partenariat basé sur la confiance ,le respect et l’égalité ,non pas sur la sujétion coloniale c’est ce qui est débattu en ce moment. Cette solution du compromis a une potentialité et peut rassembler une grande partie du peuple Kanak.Cela peut être une nouvelle forme de décolonisation 21 e siècle. le pari n’est pas perdu d’avance même s’il n’est pas encore gagné.
Propos recueillis par Danik Z.