La France a-t-elle besoin de ses colonies ?
Paris. Mercredi 30 octobre 2024. CCN. La question de savoir si la France a encore besoin de ses colonies est difficile et soulève plusieurs problèmes de genres différents : géopolitiques, historiques, sociaux, anthropologiques, philosophiques, rac. Pour répondre, il faut choisir un angle d’attaque. L’analyse marxiste et décoloniale peut être pertinente.
L’analyse de Dimitri Lasserre
Colonialisme et impérialisme : capitalisme
Dans son petit ouvrage Mythes et paradoxes de l’histoire économique, l’historien de l’économie Paul Bairoch explique que les entreprises coloniales ont coûté plus aux nations coloniales que ce qu’elles leur ont rapporté. Et c’est vrai. Le colonialisme coûte aux États impérialistes plus qu’il ne leur rapporte. Mais alors, pourquoi coloniser, si c’est en pure perte ? Eh bien le colonialisme a permis à de nombreuses personnes, familles, structures, de s’enrichir. Que l’État s’appauvrisse ne signifie pas que le colon n’est pas en train de faire fortune. Il y a souvent une corrélation positive entre l’enrichissement du bourgeois et l’appauvrissement de l’État. Cela ne signifie pas que l’impérialisme, le colonialisme, ne sert pas, en un sens, l’intérêt de l’État, mais qu’il est trop réducteur de considérer que le colonialisme ne se conçoit qu’en termes de débouchés économiques pour l’État colonial ; réducteur et faux. L’État n’est pas une entité concrète. C’est un ensemble d’institutions au service d’un certain ordre et de certains agents. L’État cristallise des rapports de force et de domination, et sa forme est contingente. De ce fait l’État peut à peine être considéré comme un agent de l’histoire. L’État n’est pas une classe sociale. L’État n’est pas non plus une race sociale. En revanche, l’État peut parfaitement servir des intérêts de classe et de race. L’analyse de ces intérêts concrets dans l’affaire coloniale, et non des intérêts abstraits de l’État, est beaucoup plus éclairante.
Le colonialisme a permis l’accumulation primitive du capital. Il a permis l’enrichissement de la classe bourgeoise, le développement de son industrie, de son ingénierie, de son commerce. Le néocolonialisme assure le relais. L’exploitation des populations néocolonisées, l’échange inégal, le travail des enfants, le travail gratuit dans les anciennes colonies et les nouvelles néocolonies, permettent au capitalisme – et donc aux capitalistes – d’assurer son train de vie – leur train de vie. La logique impérialiste est indexée sur l’intérêt du capital. Plus de colonies, c’est plus de profits.
La France aura toujours besoin de ses colonies ?
On peine encore à voir les liens entre cette logique capitalistique, relativement autonome, et l’État français, entité apparemment extérieure à l’expansion du capitalisme. Mais le fait est que le colonialisme est le fait des armées nationales avant d’être celui des planteurs et des industriels. Ou alors le colonialisme est le fait des nations en même temps que celui des planteurs et des industriels ; comme s’il y avait concomitance, sinon consubstantialité, entre un fait et l’autre. Les marxistes et les décoloniaux se rejoignent ici. L’État nation n’est pas beaucoup plus que l’instrument d’une classe sociale au service des intérêts de cette classe sociale : de la bourgeoisie. La France aura besoin de ses colonies tant que la classe bourgeoise aura intérêt au colonialisme. Et comme la bourgeoisie a besoin de l’exploitation coloniale pour maintenir et augmenter ses profits, il est vraisemblable que la France aura toujours besoin de ses colonies ; du moins tant que nous n’aurons pas rompu avec le mode de production capitaliste.
Si nous nous arrêtions là, nous aurions proposé une hypothèse intéressante, mais incomplète. Nous aurions proposé une hypothèse de blanc, de marxiste blanc. Mais il n’échappera à personne que le colonialisme s’accompagne systématiquement de racisme, qu’il ne peut exister sans affirmation et institutionnalisation du racisme. Partout où l’État français a colonisé, partout il a instauré un statut de l’indigénat, nécessairement défavorable aux indigènes. Parfois c’était par l’attribution d’une citoyenneté de seconde zone, parfait c’était l’asservissement, la déportation. Et quand tout ceci ne suffisait pas, restait l’extermination. Ces traitements de défaveur, qui ont justifié génocides, esclavage, massacres de civils, humiliations, se font au nom de l’infériorité raciale. Le racisme est la justification idéologique du colonialisme. Le racisme n’a pas de forme déterminée. Il est une justification toujours contingente. Comme toute théorie fumeuse, il change de version en fonction de l’air du temps. A l’époque de Sépulvéda, c’est dieu qui légitimait le raciste. A celle d’Hegel, c’était la Raison – qui est aussi dieu, chez Hegel. A la fin du dix-neuvième siècle, les adeptes de Spencer pouvaient le justifier par le nécessaire processus de sélection naturelle. Un peu plus tard, c’est l’eugénisme. Aujourd’hui, puisque nous sommes athées, les fidèles de Peterson jouent la carte de la psychologie évolutive, généralement accompagnée de la carte des QI, fièrement brandie comme preuve irréfutable. L’un d’eux, Julien Rochedy, classe les humains en deux catégories : surhommes et sous-hommes. Les justifications changent, le racisme demeure. En cinq siècles, on est descendu de Dieu à Julien Rochedy. Quelle tristesse.
La France tue, déporte et emprisonne les colonisés.
Ce qui est constant, dans l’histoire coloniale, c’est le racisme et, avec lui, la domination de la bourgeoisie (blanche). Ce qui est constant, c’est le racisme comme justification de la nécessité de la domination de la bourgeoisie. Ce qui est constant, c’est l’application du racisme pour servir les intérêts de la bourgeoisie et, par un accident malheureux, celui des blancs en général. Le racisme est une bénédiction matérielle pour les blancs autant qu’il est une malédiction pour leur être. Naître blanc, dans le monde colonial, c’est-à-dire dans notre monde, c’est naître raciste ; pourri de l’intérieur. Tragédie de l’histoire. Si nous voulons nous débarrasser du racisme, nous devrons modifier la direction de l’histoire. Il n’y a pas d’alternative.
Revenons à la question de la France et de sa relation aux colonies. Qu’en est-il maintenant ? En Kanaky, la France tue, déporte et emprisonne les colonisés. Elle les emprisonne loin de chez eux, et loin de tout, même en France. L’humiliation n’en est que plus forte. Les entrepreneurs colons n’ont rien à craindre. Aux Antilles, la police protège les entreprises, c’est-à-dire la propriété privée des békés, descendants des esclavagistes qui, pour reprendre les mots de l’un d’entre eux, « se reproduisent en race pure » depuis le seizième siècle. Dans un cas comme dans l’autre, l’État français sert un agenda capitaliste et raciste, raciste parce que capitaliste, capitaliste parce que raciste. Dans un cas comme dans l’autre, l’État n’est pas grand-chose de plus que l’instrument légal de la bourgeoisie au service des intérêts de la bourgeoisie. L’État bourgeois frappe les blancs aussi bien que les non blancs. Il frappe les blancs chez eux, directement. Mais il frappe plus fort sur les non blancs. C’est cela le racisme. C’est cela le colonialisme.
Lénine, dans L’État et la révolution, rappelle que la dictature du prolétariat est une réponse à l’État bourgeois, à la dictature de la bourgeoisie. L’État nation, qui défend formellement la démocratie libérale, est réellement l’outil de domination économique et idéologique de la bourgeoisie sur la classe laborieuse. L’État colonial s’empare de cette domination double et justifie la première par la seconde. Le colonialisme justifie la domination raciale par la nécessité idéologique du racisme. Le colon, en Kanaky, est un bourgeois raciste. Le colon béké est un bourgeois racisé. La police française, qui n’est bien entendu pas bourgeoise, a souvent des comportements racisés. Sans cela, les colons ne seraient pas des colons. On ne peut penser un monde colonial sans racisme, pas plus qu’on ne peut penser le capitalisme sans monde colonial. Le rôle de l’État, le rôle de la France, de l’État nation français, est de permettre à la classe qui le contrôle, par des jeux de pressions, d’influences, des rapports de force toujours inconstants, de servir ses intérêts. Imaginez le genre d’intérêts que sert un État qui a à sa tête un banquier.
La France, en soi, n’a pas besoin de ses colonies. Mais la France en soi n’est rien. La France impérialiste, raciste et capitaliste a plus que jamais besoin de ses colonies. Aux colonies se trouvent des citoyens déclassés, une main d’œuvre bon marché (pour parler comme les libéraux) corvéable à merci, sur laquelle on jette les flics au moindre signe d’agitation. Une France qui n’a pas besoin de ses colonies est une France qui a abolit les rapports de domination raciale et, avec eux, la domination de classe. Ce n’est pas la France d’aujourd’hui. C’est la France pour laquelle, à notre petit niveau, nous luttons. Une France très différente d’elle-même.
Dimitri Lasserre