Que pouvons-nous penser de la suppression récente du mot “Nègres” du classique de la littérature “DIX PETITS NÈGRES” ? Me concernant, je me suis rendu compte à travers cette problématique d’un danger relatif qui guette ceux qui luttent contre le racisme. Ce danger c’est celui de copier les mêmes méthodes que ceux qu’utilisaient et utilisent les théoriciens racistes, négationnistes ou réactionnaires.
Ces méthodes consistaient à refuser l’existence d’une chose ou d’un mot qui valorise le juif ou le noir ou le jaune et à ne pas distinguer le mot de la chose. Ainsi la stigmatisation des différences était devenue systématique. Le mot ici est “nègre” (le noir) et la chose elle est plurielle: toutes les représentations négatives et manifestations liées à l’homme noir (lui compris). Dans le titre du livre culte policier (et absolument pas raciste dans son contenu) d’Agatha Christie ce sont surtout des petites statues qui sont appelées ainsi, ils font partie de la chose. Ces statues jouent un rôle déterminant dans l’intrigue et son dénouement.
Ce sont des statues d’hommes noirs. Le mot “nègre” lui est au départ clairement donné par les colons pour inférioriser le noir à l’origine, même si son contenu était déjà présent dans le vocabulaire romain désignant les personnes de couleur. C’est un terme historiquement raciste.
Mais ce mot est ensuite et aussi l’objet de réappropriation par des intellectuels noirs comme l’immense Aimé Césaire et qui proclame à la face du colon “nègres nous sommes” ou “le nègre vous emmerde” pour sublimer et transformer ce qui était une insulte en identité esthétique et littéraire puissante et émergente. Il servira de matrice à la création du concept littéraire de négritude.
Ce mot nègre est ensuite repris positivement et négativement par des artistes noirs de diverses disciplines : (négro, nigga, etc…) mais aussi comme un terme insultant surtout aux États-unis par les afro-américains entre eux et chez nous aussi : “gay sa nèg la ka fè” “ou bien “ou ja konnèt nèg la”. Le mot reste en réalité juste…un mot.
Si, il a historiquement toujours été péjoratif, il a aussi été utilisé et formaté positivement et culturellement par d’autres. En conséquence cela reste un mot, et que l’on retrouve dans quantité d’oeuvres qui ne sont pas racistes (neutres et indifférentes) ou anti-racistes. Faut-il dès lors supprimer le mot nègre de toutes les oeuvres ou faut-il plutôt distinguer la chose du mot et le supprimer d’oeuvres racistes uniquement (ce qui introduit aussi la question de la suppression totale des oeuvres racistes qu’il s’agisse de livre, ou de peinture, ou de chansons). Il me semble en tout cas qu’il faudrait sur la lancée changer le titre de plusieurs des tableaux que nous avons admiré à l’exposition au mémorial acte : le modèle noir…
Le livre d’Agathe Christie qui est le livre policier le plus vendu de tous les temps, est paru aux États-unis en 1940 avec un autre titre et 20 ans plus tard en Grande Bretagne. En France il aura donc fallu attendre bien plus longtemps une décision de l’éditrice visant à reformuler le titre et d’en supprimer le mot Nègre. En réalité ce type d’actualité montre les contradictions avec lesquelles on peut se débattre quand on se laisse prendre au jeu de la reconnaissance plutôt qu’à celui de la réparation. Les mots restent des mots, qu’ils fassent du mal ou du bien. Beaucoup de termes désignent alternativement à la fois un fait (ou une action) positif et négatif, indépendamment de leur origine lexical et anthropologique. Ce ne sont pas les mots qu’il faut changer mais la chose qu’ils contiennent quand elle est porteuse d’outrages et d’outrances. La couleur de peau de celui qui utilise le mot n’en fait ni la vertu ni le vice. Si l’on part raisonnablement de l’idée que les mots n’ont pas de couleurs et n’appartiennent à aucune ethnie, je ne vois pas l’intérêt de supprimer le mot “nègre” d’un livre écrit par une européenne pas plus que d’un livre écrit par un africain (tel que “Nations nègres et culture” de Cheikh Anta Diop ). Je ne vois pas intérêt non plus à voir supprimer ce mot dans les ouvrages de Césaire. En revanche, il y’a un grand intérêt à considérer avec discernement le refus raciste des éditeurs français de supprimer ce mot de la première version française du livre alors que sa propre auteure l’avait demandé dès 1940. Cette décision est donc plus que tardive, totalement inutile, et suffisamment opportune pour détourner l’attention de ceux qui exigent non pas des symboles prétendument anti-racistes mais des politiques publiques et des lois efficaces contre ce problème qui dépasse de loin un simple délit d’opinion. Contre le racisme, il faut plus et il faut mieux !
Didier DESTOUCHES