Pointe-à-Pitre. Lundi 4 avril 2022. CCN. Pour célébrer son 70 ème anniversaire, dont près d’un demi siècle, consacré à la biguine, Winny Kaona, a voulu 28 ans après se retrouver à l’endroit même où Moune de Rivel, avait fait d’elle son héritière (1994), l’ex Centre des Arts de Pointe-à-Pitre, qui fut des années durant LE lieu mythique où se sont tenus les concerts des plus grandes gloires mondiales du showbiz : Miles Davis, Art Blakey, Kassav, Herbie Hancok, Patrick St Eloi, etc… est depuis juillet 2021 (à l’initiative de l’ANG) devenu un squatt artistique sans équivalent dans le monde. C’est donc là, que Winny Kaona a décidé de designer Florence Naprix (déjà connue pour « Dans la peau de Mano ») comme la nouvelle porte-étendard, de la biguine pour le 21 ème siècle. CCN les a rencontrés. Itw exclusives.
CCN pourquoi selon vous la biguine ne bénéficie t-elle pas (ou plus) du soutien médiatique nécessaire ?
Winny Kaona (WK). Est-il nécessaire de rappeler que la Guadeloupe est riche d’une culture musicale si complexe et dense qu’on a tendance à la sous-estimer entre méconnaissance et oubli ? La Biguine est une musique spéciale qui a un drame idéologique puisque très souvent affublée de musique doudouiste, ringarde, moins identitaire que le Gwo-Ka. Certes, nous avons la fierté de notre Biguine mais nous nous en extrayons trop souvent. Pourquoi ?
Elle a cessé d’être entendue, car progressivement disparue des radios au fur et à mesure de la libération des ondes et le développement des radios-libres ou associatives ou encore privées qui se sont trouvées emballées par l’émergence du « Zouk » juste après celle du « Reggae », de la « Cadence-Rampas », du « Compas direct », de la « Salsa », puis du « Ragga murfin », du « Dance-hall « et du « Zouk love ».
Pour la nouvelle génération de programmateurs et d’animateurs, la « Biguine » au parfum de naphtaline, est à reléguer aux placards, voyons ! Qui peut les en vouloir ? Sûrement pas moi ! Comment espérer que notre « Biguine » puisse bénéficier au même titre que d’autres musiques de la Caraïbe d’une programmation digne de ce nom, alors que le « Gwo-ka » vient avec brio lui voler la vedette ?
Florence Naprix (FN). Je ne saurais le dire. J’ai la sensation que, de façon générale, les média sont frileux quand il s’agit de faire preuve d’audace et de sortir des sentiers battus. Il est probablement confortable de se dire que le temps de la biguine est passé et qu’on se concentre sur « ce qui rapporte » et « ce que veut le public ». Je suis persuadée, moi, que c’est l’inverse qui devrait se produire : que les média ouvrent les yeux et les oreilles du public à la totalité et à la diversité de ce qui existe en Guadeloupe. Pour booster la création, multiplier les propositions, élargir la diffusion et renforcer le socle culturel de la population guadeloupéenne
CCN : Quelle est selon vous dans la société guadeloupéenne actuelle , la place de la biguine?
WK. Que faudrait-il de plus pour qu’elle occupe la place méritée ? Réponse simple : Être aux côtés de toutes les autres de « nos » musiques, sans condition : Gwo-ka, Bélè, Mazurka, Valse, Zouk, Dance-Hall… aussi fière de sa « Kaz Kréyòl » que de ses « Héritiers ».
Nonobstant qu’elle ne peut s’inscrire durablement dans le présent et l’avenir sans une forte réappropriation par l’ensemble des Guadeloupéens. Je dirai même que la Biguine est dans le même état de santé que le pays. En pleine recherche d’une affirmation nouvelle. Et les grands musiciens, enfin reconnus tels Alain Jean-Marie, Mario Canonge, Roland Louis, Robert Sarkis, Dominique BEROSE n’ont eu de cesse de lui témoigner respect et enthousiasme –qu’ils en soient remerciés.
FN. Même si elle est teintée de nostalgie pour certains, la biguine reste très vivace dans l’esprit de la population. Elle gagnerait sûrement à retrouver une place de choix dans le coeur des jeunes, comme c’est le cas pour le gwoka. Mais pour cela, il faudrait en faire entendre, sentir, comprendre, l’importance et la valeur. En quoi cette musique et son histoire sont fondamentales pour la construction de la population
CCN. vous avez été à l’initiative du centenaire de Moune de Rivel 4 ans après quel en est le bilan?
WK. C’est souvent au bout du chemin que l’on saisit mieux ce qui vous a poussé de manière implacable vers de telles entreprises : la ténacité rendant jalouses l’ardeur et la passion. Passion de la Biguine pour moi, Andrée avant de devenir Winny. Ne jamais croire à sa prétendue solitude, –et là j’entends mes détracteurs– mais au contraire, réveiller les « combattants » de l’impossible défi, pour que d’autres à leur tour disposent des choses révélées, accessibles, diffusées, archivées. C’est cela le chemin obligé de la transmission.
Cet héritage dont nous nous nourrissons pour nous construire et trans- mettre à notre tour, ne doit pas tomber dans l’oubli ! Nous devons en être fiers et le faire vivre !
C’est pourquoi : l’A.D.M.T., a lancé à destination des Ecoles de Musique, des Collèges et Lycées du département les ” Trophées de la Biguine Moune de Rivel”, pour la promotion et la sauvegarde de la Biguine et perpétuer la mémoire de l’une de ses plus illustres représentantes : Cécile Jean-Louis Baghio’o alias Moune de Rivel (1918-2018).
CCN. Quel est le bilan de « Dans la peau de Mano », ce très beau spectacle que vous avez conçu et présenté il y a 3 ans et d’ailleurs pourquoi Manuéla Pioche ?
FN. Trois ans après la création de ce spectacle, dont un peu plus d’une année marquée par la crise sanitaire, je suis heureuse de ce que nous avons pu proposer au public et, au-delà, de ses réactions. C’était l’occasion de ressusciter une figure importante de notre patrimoine, tant aux yeux des « anciens », qui l’ont connue, qu’à ceux de la jeunesse, à qui elle était totalement inconnue ou presque. Le travail musical d’une part et de mise en scène d’autre part ont été salués par la critique. Les retours sont, à ce jour encore, des plus enthousiastes. J’ai hâte de remonter sur scène pour défendre ce beau spectacle.
Manuela Pioche fait partie des héroïnes guadeloupéennes que nous ne devons surtout pas oublier. Cette artiste avant-gardiste, attachée à sa liberté, féministe sans le savoir, qui a fait chavirer les coeurs mais qui a également énormément souffert de sa position est une preuve supplémentaire de la richesse de notre ciment culturel, social, historique, artistique
CCN. on a tout de même le sentiment que les jeunes “oublient” ou ne connaissent pas suffisamment la biguine qui a tout de même eu a une époque son, heure de gloire à l’étranger ? que dites vous?
WK. Au début des années 70 les jeunes écoutaient sans cesse les dubs du Reggae venus par les ondes des radios des îles voisines. Leurs parents restaient arc-boutés sur la valse, le tango, et bien entendu la biguine..Mais les jeunes d’hier ont aujourd’hui 50 ans de plus et ils sont de la génération Kassav, Kompa ou Salsamania…. Guerre de générations, de genres musicaux me direz-vous ? Quelle révolution collective proposer sans vainqueurs et sans vaincus ? Nous avons commencé à considérer que le Zouk avait une vraie valeur parce qu’il a explosé dans le monde entier, alors que pour quelques générations plus tôt, la biguine était quelque chose d’absolument passionnante quand Alexandre STELLIO est devenu une star à Paris lors de l’Exposition Coloniale Internationale de 1931 au Bois de Vincennes.
Je voudrais vous dire que cette musique-là qui ne figure probablement pas sur la play-list des Smartphones des jeunes, cette Biguine qui doit vous paraître si désuète, a connu son heure de gloire en faisant danser le Tout-Paris dans les années 30. Oui, cette musique est aujourd’hui un repère identitaire exigeant de notre patrimoine culturel.
La Biguine est difficile à jouer, c’est vrai, une musique d’une extrême sophistication parce qu’elle puise dans tellement de sources, tellement d’énergies différentes qu’il n’y a que nous qui pouvons la jouer et c’est peut-être ça qui est troublant…Mais je vous demanderai simplement d’être attentifs, oui … Écoutez-la bien : vous percevrez le rythme du ka et vous reconnaîtrez le piano-Jazz ! Incontestablement, cette musique dit quelque chose de notre histoire personnelle et culturelle.
Malheureusement, nous ne sommes pas dans notre histoire.
Nous sommes victimes des modèles extérieurs ; on nous a enfermés dans un carcan. Demandez à un jeune, à ses parents, à ses professeurs de musique de vous citer ou même de chanter une biguine…quant à connaître l’auteur ou le compositeur…pa menm palé !
FN. Je crois que la faute incombe d’abord à ceux qui ont négligé la transmission de cette musique. Le monde bouge et évolue. Il est normal que certains styles laissent la place à d’autres. Mais il me semble que l’éternité est garantie par la force qu’on insuffle aux courants artistiques qui traversent une époque, un territoire, un peuple. Or nous savons qu’ici en Guadeloupe, nous avons du mal à prendre la pleine mesure de nos réalisations, de nos talents, de nos trésors. Nous avons même tendance à attendre des autres qu’ils les valident et les apprécient avant de daigner leur accorder notre amour et notre attention… Mon propos n’est pas à généraliser, évidemment, mais c’est une tendance que nous expérimentons encore trop souvent. Il convient que nous travaillions à faire mieux.
CCN. On peut penser qu’il s’agit d’une polémique, mais entre la Guadeloupe et la Martinique, il y a parfois comme un doute, sur l’origine et la « paternité » (maternité ?) de la Biguine, y a t-il donc deux biguines l’une guadeloupéenne, l’autre martiniquaise ?
WK. Permettez-moi d’évoquer ici un extrait de l’ouvrage de Marcel Suzan Mavounzy « 50 ans de musique et culture en Guadeloupe 1928-1978 » imprimé à Présence Africaine en Juin 2002 dont je fais référence dans mon dernier livre « Pays Biguines Bouquets de notes oubliées »- Edition ADMT 2021
« On ne peut parler de la musique antillaise sans mettre en évidence la biguine guadeloupéenne, les quadrilles aux commandements, le gwo-ka, les chansons de veillées, sans parler des biguines- quadrilles (…)Tous ces rythmes sont les œuvres de musiciens guadeloupéens, comme Solange Péankin, Paul Malahel, Armand Siobud, Robert Mavounzy, Al Lirvat, Stéphane Benoît, Averne Brunel, Paul-Emile Haliar, Lise Michely-Mavounzy »…
Il précise que le lieu de naissance de la biguine n’est certainement pas Saint-Pierre de la Martinique.. Il ajoute : (…) Avec l’implantation de nouveaux casinos tels : « La Voûte enchantée », le « Coq d’Or » , la « Boule Verte », le manque de musiciens commençait à se faire sentir et c’est ainsi que des musiciens martiniquais venus travailler en Guadeloupe ne cachaient pas leur étonnement de l’interprétation de la biguine guadeloupéenne alors que le style de leur biguine ressemblait beaucoup à la musique de la Nouvelle-Orléans. Ecoutez par exemple la biguine « Sépen Mèg » enregistrée en France par Alexandre STELLIO qui est le clarinettiste symbole de la Martinique. Avant d’entrer en France, presque tous les musiciens martiniquais sont passés par la Guadeloupe. On peut citer parmi eux : les Frères MANCLET, REPNESS, LEONIDAS, PAYS (Beau-père de Barel COPPET) et Barel COPPEL (…).
FN. Je me suis intéressée à la biguine en partant faire mes études en France. J’y retrouvais des résonances avec le jazz (mon premier amour de chanteuse), dans la structure, l’improvisation, les textes. Je n’ai jamais cherché, à l’époque à savoir d’où venait précisément cette musique. Elle me ramenait chez moi et me faisait vibrer. Je n’avais besoin de rien d’autre. Elle a fait voyager et briller de talentueux artistes des deux îles. C’est tout naturellement que j’ai décidé d’en être à mon tour une ambassadrice passionnée. Je n’ai pas envie de m’attacher aux origines premières de la biguine : soit elle est d’abord martiniquaise et il est heureux que nous nous en soyons également emparés. Soit elle est guadeloupéenne et les apports des Martiniquais sont les bienvenus. Soit, enfin, elle est née sur les territoires en même temps et chacun y a mis du sien. A l’heure actuelle, il me semble que ce n’est pas si important.
CCN. Quel est le message que vous souhaitez délivrer à nos responsables politiques et culturels ? Que faudrait-il faire pour notre biguine ?
FN. Il faut que les décideurs de ce pays aient conscience de l’étendue des talents des artistes qui composent la Guadeloupe, des compétences dont sont chargés les acteurs qui font vivre la culture et donc, de la force dont est doté le pays. Force culturelle et économique. En ce sens, il est nécessaire qu’ils leur donnent les moyens de vivre, simplement, de leur art et de leur travail. De le diffuser aussi loin que possible. De s’appuyer dessus pour faire rayonner et grandir cet archipel aux yeux de tous. Des structures spécifiques regroupant acteurs culturels et institutions politiques doivent être créées dans ce sens. Il est indispensable que les artistes et autres acteurs culturels soient impliqués dans toutes les décisions qui les concernent, et non plus qu’ils n’interviennent qu’en bout de chaîne, contraints de s’adapter à des conditions qui, finalement, ne correspondent en rien à ce qu’ils vivent et attendent
CCN. Après avoir écrit plusieurs ouvrages, continué à performer sur scène, organisé le centenaire de Moune de Rivel, créé un « trophée de la biguine » quel est le message que vous souhaitez délivrer à nos responsables politiques et culturels?
WK. Faudra-t-il que l’artiste meure pour comprendre et saisir le sens profond de son investissement artistique et culturel ? Quel injustice au regard de l’Art !
On m’a souvent fait reproche de la « filiation » que Moune de Rivel m’a imposée. Mais la Chanson créole, la Tradition, la Biguine n’y ont rien perdu.
Marcher sur les traces de Moune, trouver les moyens de passer le relais par des formes variées et innovantes pour y laisser aujourd’hui mes propres empreintes visibles et accessibles (1.Anthologie de la biguine 2007, 2. Cœurs biguine 2018, 3. Moun a bigin 2019, 4.Pays biguines-Bouquets de notes oubliées 2021 ) afin que d’autres y posent leurs pieds et aillent plus loin, c’est cela qu’il faudra retenir.
Mesdames et Messieurs les institutionnels, la Biguine fait partie du patrimoine culturel immatériel de la Guadeloupe comme le Gwo-ka, comme le Quadrille à commandements, comme la Valse créole. Tout cela c’est la Guadeloupe que nous aimons et que nous avons envie de partager avec le reste du monde.
C’est ce que Moune a fait en créant à Paris en 1995 le Premier Conservatoire de Musique créole « MIZIK AN NOU ». La tradition se partage. Et lorsqu’elle est bien partagée, ça porte un nom : TRANSMISSION.
Nous sommes en 2022, le moment est venu –j’ose le mot– de créer une institution qui aura pour finalité de fusionner dans un même lieu l’histoire de la Biguine (archives, photos des pionniers, partitions, microsillons, films, etc), de manière que cette musique, cadeau du ciel inestimable, s’inscrive dans la durée.
Là, c’est un juste « cri du cœur » que je lance aux responsables politiques et culturels : construisons le chaînon manquant à nos identités et appétits musicaux et générationnels ; par la volonté plurielle, bâtissons en collégialité la «Maison ou Fondation de la Biguine Moune de Rivel » pour la sauvegarde de notre BIGUINE, notre Mémoire, notre Histoire, l’Avoir et le Pouvoir de Karukéra !
Bibliographie de Winnie Kaona
2001 – LÉGENDE DE LA FORÊT CALOUCEARA – 1 – L’Otage
2003 – LÉGENDE DE LA FORÊT CALOUCEARA – 2 L’Initiation
2007 – ANTHOLOGIE DE LA BIGUINE
2010 – CAOUCEARA CHÉRIE
2011 – FARINE & CENDRES Confessions d’Isle Guadeloupe
2012 – L’ÉVEIL DE KALOU
2015 – CALOUCEARA ÉDEN CHÉRI
2018 – CŒURS BIGUINE Moune de Rviel & Winny Kaona
2019 – MOUN A BIGIN
2020 – CONFIDENCES Couleur cendre Saveur farine de manioc
2021 – PAYS BIGUINES Bouquets de notes oubliées
2022. henry Baghio
Discographie
1987 – Zouk de chez nous – 1988 – Winny chante Moune de Rivel –
1994 – Winny & Moune en concert live – 1999 – Hommage aux cuisinières
2000 – L’Héritage– 2001 Paroles de femmes – 2003 – Légende de la forêt Calouceara 1
2004 – Légende de la Forêt Calouceara 2 – 2005 – Entre nous
2006 – Hommage aux Vainqueurs Route du rhum – 2007 – Marie-Galante Histoire d’amour
2007 – Anthologie de la Biguine 2007 – Chaltouné, – 2009 – Touloukaera
2010 – Parfums d’Isles amour – 2011 – Mizik péyi – 2014 – Best-Of – 2013 – Essen’ciel
2015 – Au fil de soi – 2018 – Moune a tout moun – 2020 – New opus « ANTHOLOGIE »
5 titres de biguine qui méritent d’être connus des guadeloupéens.
- La Guadeloupéenne (Comp/ Abel Beauregard – Auteur/Al Lirvat)
- Adieu Foulards, Adieu Madras (Brisassier)
- Ban mwen on ti bo (Armand Rupair Siobud)
- Ninon (Armand Siobud)
- La rue zabim (D.P.)
- Ah mi Roro (D.P.)