Fort de France. Jeudi 3 septembre 2020. CCN. Comme chaque année, la Martinique se prépare à son Biguine Jazz Festival, évènement incontournable du Jazz afro-caribéen. Mais comme chacun sait, cette année la Covid 19, défait tous les plans, et oblige les uns et les autres à se réinventer. Se réinventer dites-vous ? C’est peu ou mal connaitre cette équipe qui fête ses 18 ans cette année ! Il n’est absolument pas question de faire l’impasse. Ils feront autrement ! Dès le 21 juin, ils annoncent la couleur en réunissant 8 merveilleux musiciens pour nous mettre en haleine. Ralph Lavital, Yann Négrit, Maher Beauroy , Sonny Troupé, Tilo Bertholo, Stéphane Castry, Ludovic Louis et Jowee Omicil nous interprètent « Mi bel jouné ». Au menu de ce new concept « Big’ In Jazz Festival collective » il y a eu un confinement sous dizaine en résidence Chanteclerc peu surveillée, servi sur un parterre d’œuvres musicales de compositeurs émérites martiniquais, guadeloupéens, et en guest une œuvre internationale. Ces dernières seront remodelées, valorisées et arrangées au goût et selon la justesse définie par cette brochette d’artistes contemporains et modernes. Au dessert, une restitution « démasquée » prévu le 25 août au soir à 20h, dans un lieu à peine voilé : les Jardins de l’Appaloosa.
La palette d’artistes est alléchante. Ils ont tous participé au moins une fois au Biguine Jazz Festival par le passé, et chacun excelle dans son art. Ils sont jeunes et ont un parcours incroyable ! Sans aucun doute ils sont doués. Qu’ils soient autodidactes ou bardés de diplômes, deux choses les réunissent : L’amour et la passion pour la musique !
Mais qui sont-ils exactement ?
Ralph Lavital, jeune et talentueux guitariste, baignant dès son plus jeune âge dans une famille musicienne, réalise un parcours assez exceptionnel, tant scolairement qu’artistiquement. Un journaliste dira de lui d’ailleurs en 2017, qu’il s’inscrit à la suite d’un Brad Mehldau ou Pat Metheny ! C’est dire combien son jeu est mélodique, doté d’une richesse rythmique et harmonique. Il joue aux côtés des plus grands de la scène afro-caribéenne, mais sait se faire accepter aussi en tant que compositeur sur la scène du jazz français.
Yann Négrit, né d’un père bassiste, fait ses premiers pas au conservatoire dès l’âge de 6 ans en apprenant l’orgue et l’harmonie. Adolescent il se met à la basse, et apprend en cachette la guitare électrique dont il décidera d’en faire sa profession. Il se spécialise dans le jazz fusion. Il joue avec de nombreux artistes dont Zap Mama, Voltface, Alfa Blondy, Raoul Paz, Arthur H. pour ne citer que ceux-là.
Maher Beauroy, exceptionnel pianiste, qui se passionne dès l’âge de 5 ans pour cet instrument. Il finira par quitter son île pour se parfaire en effectuant le parcours des grandes écoles et conservatoires de la musique. Mais c’est son passage à Berklee College à Boston qui cristallisera ses connaissances du Jazz, et lui octroiera une grande liberté d’expression, dans sa façon de penser la musique, et ce, avec le concours d’artistes et pédagogues tel que Jacques Schwart-Bart, Lazlo Gordoni et d’autres. Lui et sa musique sillonne aujourd’hui le monde entier.
Sonny Troupé il est sans doute celui pour qui le Ka et la batterie n’ont plus beaucoup de secrets. C’est un maitre de la batterie, et son empreinte musicale lui est propre. Issu de l’école de son père, saxophoniste et professeur de ka et batterie, il poursuit ses classes dans les conservatoires et grandes écoles. Mais son expérience musicale s’enrichit par sa participation à différentes formations d’orchestres symphoniques, de groupes de standards de jazz, de fusion, métal, soul, funk, reggae. On le retrouve aux côtés des plus grands tels que Lisa Simone, Kenny Garrett, Reggie Washington, David Murray, Mario Canonge, Daby Touré, Trio Laviso, Raghunath Manet, pour n’en citer que quelques-uns.
Tilo Bertholo, le benjamin de la Team et enfant prodige, puisque c’est à 3 ans et demi qu’il commence la batterie sous la direction de Romain Pallud (Malavoi,Perfecta). A 6 ans il s’initie à la guitare et au piano en plus de la batterie avec comme instructeur Jacky Alfa ( Fal Frett). Il poursuit un parcours sans faute, licence de musicologie, DEM jazz et premier prix de la prestigieuse école Dante Agostini en 2003. C’est au contact d’artistes comme Mario Canonge, Michel Alibo, Franck Nicolas et le pianiste Gre?gory Privat que sa carrière prend un virage à 180°. Il devient rapidement un sideman incontournable dans le monde du Jazz.
Stéphane Castry excellent bassiste dont la musique n’a pas de limite de style, et dont le groove fait la particularité de son toucher de basse. Il est issu également d’une famille de musiciens. C’est un autodidacte dont le mentor et frère de cœur n’est autre que le grand Michel ALIBO. Pour compléter sa formation il fréquentera l’American School of Modern Music. Il est plus facile de lui demander, avec qui il n’a pas joué tant son parcours de sideman est jonché de stars. Directeur artistique d’Imany pendant 8 ans, il a également accompagné et fait les tournées de KASSAV, Angélique kidjo, Keziah Jones, les Nubians, Ayo, Faudel, Cunnie Williams, Sinclair etc…
Ludovic Louis, issue d’une famille mélomane et d’un grand-père violoniste, c’est tout naturellement qu’il s’essaiera au violon, pour finalement étudier la trompette dès l’âge de 8 ans. Il intègre l’école renommée de Jazz Union de la Porte Océane au Havre et obtient son prix de conservatoire. Quand il rejoint la capitale il joue aux côtés de Jimmy Cliff, Florent Pagny, Christophe Maé entre autres. C’est un arrangeur fabuleux qui partage la scène de Lenny Kravitz depuis une dizaine d’années et parcours le monde entier à ses côtés. Il migre à Los Angeles en 2003 et croise la route de nombreux artistes comme Kanye West ou Black Eyes Peas qui le sollicite pour ses qualités d’arrangeur et musicien de studio.
Jowee Omicil, Incroyable poly-instrumentiste (saxophoniste, clarinettiste, harmoniciste), né au Canada originaire d’Haïti. Il s’initie au saxophone dans l’église évangéliste où prêche son père pasteur. Il part plus tard aux États-Unis où il intègrera la prestigieuse école de Berklee Collège. Ce surdoué débute sa carrière à New York en accompagnant le trompettiste Roy Hargrove. Il est extrêmement productif. Son jeu et son mouvement sur scène sont sans limite ! il est capable de mêler tous les genres et tous les styles avec une grande simplicité.
Vous l’aurez compris : ils n’ont pas été choisi par hasard….
Cette édition très spéciale, n’est accessible que sur invitations très limitées compte tenu de la situation sanitaire. Mais les moyens et la logistique permettent une retransmission intégrale du concert en Facebook live. Alors à vos casques, vos écrans ! C’est parti pour un voyage musical qui ne vous laissera pas indifférent !!
La restitution démarre sur « Mi bel Joué » d’Al Lirvat, marqué par les caisses que Sonny Troupé fait résonner comme un ka, puis très vite rattrapées par les cuivres de Ludovic Louis et Jowee Omicil… Une façon de nous rappeler cette mélodie qui a bercée notre enfance.
On retiendra surtout un solo de Maher Beauroy qui harmoniquement tel un Cory Henry, revisite et effeuille l’œuvre de sa biguine tout en conservant sa saveur. Nous sommes juste dans une tout autre temporalité musicale Jazz Funk à laquelle se joint avec enthousiasme tous les autres musiciens. S’ensuit toujours dans le même esprit « Serpent maigre » d’Alexandre Stellio dont la volupté des années 20 a laissé place à une interprétation reggae soul, basculant parfois dans un mode très jazz fusion, appuyée de transitions d’un rythme binaire à un rythme ternaire !! Le jeu des cuivres valorise ses modulations et on notera d’ailleurs un solo du trompettiste Ludovic Louis dont l’influence d’un Roy Hargroove ne fait aucun doute. Puis c’est au tour de Maher Beauroy d’entonner « La Chandelle » d’Eugène Mona, qui sans ambages, abandonne le bêlè original pour s’engouffrer avec l’orchestre dans une résonnance venue du continent africain se mêlant à nos influences caribéennes. Le grand Ralph Lavital se lâche littéralement quand Yann Négrit l’interpelle ! Un vrai bonheur !
Le titre qui suivra « Global » (en référence à une expression qu’aime à dire Jowee Omicil) est une œuvre originale composée pendant la résidence d’artistes. Sur une musique imprégnée de reggae et rythmée par la basse et le groove du talentueux Stéphane Castry, on ressent la présence et la touche personnelle de chacun. Mais ce qui arrive après est absolument délicieux. Quand Alain Jean-Marie, sort en 1992, l’album « biguine réflections » dont le titre suivant est issu, il avait pour ambition de faire le lien entre ses racines caribéennes et sa culture be-bop. Sauf que pour nos 8 têtes d’affiche, « Haïti » c’est surtout un cocktail explosif qui lie l’incompréhension collective des déboires et difficultés que vit ce pays, aux sentiments entremêlés qu’une telle situation peut laisser rejaillir de l’âme nos artistes.
Les maîtres du temps, Sonny Troupé et Tilo Bertholo donnent le tempo. Il est rapide et saccadé ; C’est celui qu’on entend quand les groupes de la communauté haïtienne défilent au Carnaval, celui qui met toute une population en liesse ! Tandis que le bassiste Stéphane Castry, maintien scrupuleusement sa ligne de basse, on ressent au travers des cuivres et claviers ce chaos indescriptible qui semble vouloir freiner l’épanouissement d’Haïti. Même la guitare de Ralph Lavital réitère de façon incessante cet éternel recommencement que subit Hispagnola. C’est alors que surgit Yann Négrit s’avançant au-devant de la scène, nous livrant avec sa guitare, ce cri d’espoir absolument somptueux ! Il sera rejoint par le saxophoniste Jowee Omicil et le trompettiste Ludovic Louis. Subitement il se passe quelque chose de puissant sur scène… Le groupe fusionne dans une sorte de transe joyeuse entrainant inévitablement le public, ce qui scelle à jamais cette touche d’espoir.
Après une telle ascension aussi incroyable que surprenante, il fallait redescendre… et c’est avec « Chilou »composition également d’Alain Jean-Marie, que nous avons pu reprendre nos esprits. On notera au passage sur ce titre le clin d’œil de Yann Négrit à Georges Benson dans son interprétation.
Ils poursuivront avec un bel arrangement très jazz funk de la douce « Tomaline » de Malavoi, dans lequel s’inscrit l’empreinte de nos deux arrangeurs Castry et Louis lorsqu’ils entament à tour de rôle leurs solos.
Mais ces enfants prodiges et terribles ne s’arrêtent pas là ! Ils mettent le feu dans la salle avec un arrangement complètement déjanté de « Come together » des Beatles ! Une version rock totalement revisitée par les influences caribéennes qui respire nouveauté et créativité. Le public leur fait une standing ovation !
Ce magnifique concert s’achèvera sur « concerto pour la fleur et l’oiseau » de Marius Cultier, une invitation au rêve comme l’a si bien souligné Jocelyne Béroard, qui obtient en 1980 le premier prix de la chanson d’Outre-mer avec cette chanson. Un grand moment d’émotion tant pour la chanteuse que pour nos 8 artistes.
Les organisateurs malgré une situation compliquée et certainement pas rentable, ont réalisé un travail professionnel d’une grande qualité tant sur l’aspect artistique que de la communication, et nous ne pouvons que les en féliciter. Ils ont démontré une fois de plus que nos pays regorgent de pépites et talents qui s’exportent dans le monde entier. On peut espérer qu’ils auront l’idée de faire vivre ce groupe dans les régions et états de la Caraïbes bien sûr, mais aussi sur les autres continents. Un film documentaire et un CD sont prévus. C’est un collector qu’il faut avoir à tout prix chez soi !