Pointe-à-Pitre. Mardi 16 juin 2020. CCN. Nul être humain sur la Terre ne devrait ignorer l?histoire des africains, sous peine d?ignorer l?histoire du monde. Les destruction de statues et autres symboles, de Schœlcher à Christophe Colomb en passant par Colbert, de généraux sudistes ou d?anciens négriers en général, dans les principaux pays du monde occidental ( USA, Angleterre, France, Belgique…) témoignent, si l?on peut dire, d?une pandémie de la colère. À l?évidence, la mort de Georges Floyd, dans les conditions que l?on sait, en est l?accélérateur.
Éternelle colère…
Elle couve depuis longtemps cette colère, des années, des siècles. Elle est globale. Va-t-on lui demander maintenant de distinguer finement les abolitionnistes occidentaux des esclavagistes pur jus, les policiers racistes de l?ensemble des agents d?un système trop sélectivement répressif ? Il est temps de comprendre ce que cache la colère des foules. Elle n?a pas le langage recherché des universitaires et le marketing de certains hommes politiques. Elle naît de ce qui humilie, torture, entrave ou tue; ce qui met le plus grand nombre, et dans chaque pays et dans le monde, en situation d?éternelle infériorité, et cela lui suffit. C?est une colère ras-le-bol, forcément globale, qui renvoie dos à dos et les criminels impunis et les Sauveurs paternalistes faisant main-basse pour leur propre compte sur la cause des victimes. « Mes Bon Seigneurs qui êtes Là- Haut, on vous encule ! »
Le Monde doit changer de base…
C?est l?ordre mondial qui est remis en cause avec des mots, pas à la hauteur peut-être, mais tellement significatifs. Quel ordre mondial ? Celui qui a assez duré. Qui, précisément, a bâti la position dominante de l?Occident blanc et chrétien sur le monde à partir des conquêtes territoriales des XVè et XVIè siècles, de la déportation massive et forcée des populations africaines et de l?esclavage. Il n?y a pas d?histoire humaine unique, mais des histoires singulières qui se rencontrent, se chevauchent, se télescopent, se relient dans la complicité ou le conflit. De là résulte en grande partie l?histoire mondiale, lorsqu?on ne réduit pas le monde au seul petit monde français, en particulier, ou européen en général.
L?histoire de l?esclavage aux Antilles et aux Amériques est liée à la Traite transatlantique organisée à partir de l?Afrique par les grandes puissances européennes. En Guadeloupe et ailleurs dans la Caraïbe, nos peuples sont issus de ce monde, où la recherche européenne du profit par la violence et la domination a dessiné ses voies. On ne peut comprendre l?esclavage dans la Caraïbe sans comprendre la fièvre du sucre qui s?empara pendant quatre siècles de l?Europe.
Le sucre, aussi précieux que l?or, ou le pétrole aujourd?hui, a donné lieu à une guerre commerciale sans précédent. Pour le sucre, les grandes puissances européennes de l?époque, le Portugal, l?Espagne, la Hollande, l?Angleterre, la France et le Danemark ont inventé et expérimenté la plantation sucrière esclavagiste : un modèle d?exploitation infiniment rentable, parce que bénéficiant d?une main-d?œuvre gratuite.
Après la neutralisation, souvent l?extermination, des peuples autochtones , ces puissances européennes se sont partagé la Caraïbe et les Amériques. Ce sont les îles de la Caraïbe qui offraient les conditions de géographie et de climat propices à la culture de la canne. Pour alimenter cette vaste entreprise en main d?œuvre gratuite, c?est l?Afrique qui servit de principal réservoir : 75 % des africains déportés durant plus de 3 siècles ont été destinés aux plantations sucrières. Une source de profits incommensurables pour les propriétaires de plantations, aussi bien que les armateurs, les marchands d?esclaves, les banques, les compagnies d?assurance et les États européens impliqués.
Capitalisme, eh oui ! Et terreur..
La plupart des ports atlantiques de l?Europe capables d?affréter les navires adéquats se sont dédiés au business juteux du commerce triangulaire. Pendant deux siècles, les ports français de la façade atlantique se lancent dans plus de 3500 expéditions négrières, accumulant d?immenses richesses qui irriguent par voie fluviale tout l?arrière-pays et confortent le statut de grande puissance économique et militaire de la France.
Avant d?être ce système inhumain et raciste que l?on sait (encore trop peu) l?esclavage est avant tout, du point de vue du capitalisme naissant, le moyen le plus parfait trouvé à l?époque d?accumuler d?immenses richesses. Pour produire le sucre au niveau d?une demande toujours plus gigantesque, il faut
trouver un réservoir inépuisable où prendre comme du gibier cette main d?œuvre nombreuse, à rendre toujours disponible et docile. D?où ce système d?instrumentalisation de l?être humain, de sa réduction en outil, cette entreprise de déshumanisation menée froidement, méthodiquement, en opposant à toute forme de désobéissance ou de rébellion une violence disproportionnée, absolue, spectaculaire, traumatisante jusqu’aux tréfonds de l’être : tortures et exécutions mises en scène sous les yeux du plus grand nombre de captifs chaque fois rassemblés à cet effet.
Ce régime de terreur, concentrationnaire avant la lettre dura jusqu?au milieu du XIXè siècle. Un modèle d?exploitation de l?homme qui détruit rapidement sa force de travail et doit constamment la renouveler : la moyenne de survie d?un esclave au travail étant de 8 à 10 ans, au moins 90% des captifs, tant que la traite existe, sont de manière constante de nouveaux arrivants, nés en Afrique. C?est le système le plus « pur » d?exploitation de l?homme par l?homme où le maître dispose complètement des lieux, parvient à adapter et façonner tout un territoire et sa population selon ses seuls besoins. Au moyen d?une violence terrifiante depuis les terres d?Afrique, durant la traversée, jusqu?au quotidien de la plantation, pendant des siècles.
Aujourd?hui, à moins de se boucher les yeux et les oreilles, en Guadeloupe, comme dans les autres îles sucrières, chaque pouce de terre, la physionomie du paysage et le phénotype des habitants, les principaux traits culturels renferment cette terrible histoire de l?esclavage et de l?exploitation du sucre. D?où viennent les peurs qui nous envahissent encore devant toute option de libération, voire même de désobéissance au pouvoir français ? Pourquoi les mots de République et de Démocratie impliquant le libre choix ne parviennent- ils pas à être rassurants ?
Race et racisme
Un autre trait de grande importance, qui distingue le système esclavagiste atlantique des autres dans l?histoire humaine, c?est la création de la notion de race : la superposition d?une apparence physique et d?un statut. Les captifs africains, pourtant multi-ethniques, en étant déversés dans les colonies américaines se voient attribuer le terme générique unique de « noir ou nègre ». De même, propriétaires, négriers, négociants, voire les simples matelots de toute provenance européenne et de toute langue, deviennent dès qu?ils touchent l?Afrique « les blancs ». Cette nomenclature inventée par l?Europe
pour la société esclavagiste, afin de désigner des statuts, est l?élément sémantique du racisme qui subsiste encore de nos jours. Même que noirs et blancs s?en réclament encore, souvent sans conscience de célébrer en cela une identité préfabriquée. « Blanc » renvoie à « maître », « Noir », à « esclave ». Ces catégories raciales issues de l?idéologie coloniale esclavagiste d?outre- Atlantique, qui n?étaient jamais usitées auparavant dans ce sens, seraient-elles à ce point immuables ?
Du haut de leur « blanchité, à la faveur des positions réellement dominantes des mêmes pays européens, des suprémacistes blancs continuent le passé, avec des mots, des actes ou de la pantomime; en niant ou minorant, par tous moyens médiatiques, l?émergence d?autres peuples (non-blancs) jadis dominés. Sous ce rapport, l?assimilationnisme français n?est pas le moindre de ces procédés.Du côté négritude ou « blackitude », on reste trop souvent cramponné, comme à une relique, à cette définition où les premiers nous ont assignés. On n?y échappe pas, même par « pochapé » avec le masko de la Créolité. Au délit de faciès, on oppose l?honneur du faciès. Combat résiduel qui consiste à défendre son apparence, en négligeant d?aller chercher à l?intérieur de soi-même, d?enrichir en le recréant sans cesse cet « invu » d?où faire surgir la lumière de son humanité singulière, si longtemps enfouie, et portée par des peuples. Dont l?épanouissement n?attend que nous-mêmes.
L?esclavage en Guadeloupe, de même que notre histoire contemporaine, ne peuvent être isolés de cette gigantesque entreprise multiséculaire des grandes puissances occidentales de dominer le monde. La France ne sera jamais guérie du racisme tant qu?elle restera une puissance néocolonialiste parce qu?il y est consubstantiel.
Frantz SUCCAB