
Guadeloupe. Et si la résilience et la détermination commençaient à porter leurs fruits ?
by Sabrina Cajoly
Genève. Jeudi 17 octobre 2024. CCN. Suite à l’action de Kimbé Rèd F.W.I., en 2023 et 2024, plus de 70 expert.es des droits humains des Nations Unies à travers différentes voies ont formellement exhorté l’État français d’une part à adopter des mesures d’urgence pour garantir l’accès à l’eau potable à toute la population guadeloupéenne, d’autre part à octroyer réparations et indemnisation à toutes les victimes du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique. Désormais, de nouveaux horizons s’ouvrent aux 380 000 Guadeloupéen.ne.s privé.e.s d’un accès continu à l’eau potable et aux plus de 750 000 Afro Caribéens, victimes de la contamination au chlordécone, ce pesticide hautement toxique à l’origine d’une catastrophe sanitaire encore très présente dans la mémoire collective et dans la vie quotidienne. Cela ne date pas d’hier
1/Eau potable : En 2020, en plein confinement, une femme enceinte perd son enfant après avoir été privée d’eau pendant 40 jours consécutifs. En 2023, une vidéo est projetée dans l’enceinte des Nations Unies à New York à l’occasion de la journée mondiale de l’eau : on y découvre comment le manque d’eau potable de Louisa, petite fille de 3 ans vivant avec un lourd handicap, entrave sa vie à la maison et à l’hôpital. Hélas, ces drames ne sont pas isolés et ne datent pas d’hier.
Depuis plus de trois décennies, les Guadeloupéen.nes subissent des coupures d’eau de plus en plus fréquentes, pouvant durer plusieurs jours, et parfois plus d’un mois. Elles surviennent partout : à l’école, à la maison, à l’hôpital, au restaurant. Le quotidien est devenu insupportable, particulièrement pour les plus vulnérables. Les causes ? Canalisations obsolètes, assainissement défaillant et pollutions multiples, notamment au chlordécone. Force est de constater que la situation ne fait qu’empirer. Depuis 2023, on observe une explosion des interdictions officielles de consommer l’eau à travers l’archipel. A Karukéra, “l’île aux belles eaux”, le défaut d’eau potable découle uniquement de la mauvaise gouvernance. Les gouvernements se succèdent, promettant en vain une amélioration mais l’État, tout comme les collectivités locales, semblent dépourvu·es de solutions efficaces et durables. Jean Louis Francisque Président du SMEAG a démissionné.
2/Chlordécone : En dépit de la connaissance de sa haute toxicité, l’Etat français a autorisé l’utilisation du chlordécone dans les bananeraies de Guadeloupe et Martinique des années 70 aux années 90. Aujourd’hui, le chlordécone est toujours présent dans les sols, l’eau, l’alimentation et, selon une étude de Santé publique France datant de 2018, le sang de plus de 90% de la population antillaise. Les taux de cancers de la prostate sont les plus élevés au monde. Plusieurs études ont démontré que ce neurotoxique affecte le développement cognitif et comportemental des enfants. L’impact sur la santé des femmes – pourtant surexposées au pesticide dans les bananeraies – reste sous-documenté mais les taux de maladies hormonales féminines susceptibles d’être causées ou aggravées par ce perturbateur endocrinien sont alarmants. Malgré l’annonce du “Plan Chlordécone 2021-2027” par le gouvernement, les espoirs de résultats concluants semblent relativement faibles. Les mesures de traçabilité du chlordécone dans l’alimentation et de détoxification du corps humain demeurent insuffisantes, de même que les mesures d’indemnisation : à ce jour, seules 137 personnes ont été indemnisées.
3/Qu’en dit le droit international des droits de l’Homme ?
De ces deux problématiques résultent de multiples violations des droits humains, en particulier le droit à l’eau potable, le droit à un environnement sain et le droit à la santé, mais également les droits à la vie, au travail, logement, éducation, niveau de vie suffisant, développement etc.
Cet état des lieux a conduit, en 2021, cinq experts des Nations Unies sur les droits humains, menés par le Rapporteur Spécial sur le droit humain à l’eau potable et à l’assainissement, à interpeller une première fois la France. En 2022, cela a amené le Rapporteur sur le droit humain à l’environnement à inscrire la Guadeloupe et la Martinique sur la liste mondiale des “zones sacrifiées” en raison de la pollution extrême au chlordécone.
Dans son dernier rapport adressé au Comité des Droits de l’Homme de l’ONU en octobre 2024, Kimbé Rèd F.W.I. rappelle la série de recommandations adressées à la France depuis 2020, par plus de 70 expert.es des droits humains des Nations Unies. Ces expert·es ont formellement exhorté l’État français à adopter des mesures d’urgence pour garantir l’accès à l’eau potable en Guadeloupe ainsi qu’à fournir réparations et indemnisation aux victimes du chlordécone aux Antilles.
En 2023, au moins 7 Etats dans le cadre de l’Examen Périodique Universel de la France, le Comité des droits de l’enfant, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes et le Comité des Droits Economiques, Sociaux et Culturels ont conclu à une urgence de santé publique, à l’insuffisance des plans étatiques en cours, et ont exhorté la France à prendre des mesures d’urgence et de réparations.
En 2024, trois Rapporteurs Spéciaux des NU sont intervenus au soutien de la proposition de loi du député guadeloupéen Elie Califer visant à reconnaître la responsabilité de l’Etat et à indemniser les victimes du chlordécone et ont même encouragé les parlementaires à adopter un texte plus ambitieux.
4/ La réponse de l’État français
En 2024, la France continue de se montrer réticente à appliquer ces recommandations en avançant principalement que la compétence de l’eau relève de la compétence des acteurs locaux, que l’eau est potable à plus de 98% en Guadeloupe, et que le chlordécone n’est plus problématique de nos jours, que l’Etat a déjà investi d’importantes sommes au titre des réparations et mis sur pied un fonds d’indemnisation.
Cependant, dans leur dernière Communication officielle, les Nations Unies ont réaffirmé :
- La responsabilité première et ultime de l’Etat: Sans déresponsabiliser les acteurs locaux, en vertu du droit international des droits humains, « L’obligation première de promouvoir et de protéger le droit à l’eau incombe au gouvernement national qui doit faire le point de l’efficacité des autorités locales en la matière et leur permettre de s’acquitter de leurs fonctions en leur attribuant les pouvoirs et les ressources voulus ».
- La non-potabilité de l’eau en Guadeloupe : «les experts ont averti que les coupures systématiques survenant dans un réseau présentant un taux de fuite aussi élevé constituent une preuve physique de l’intrusion systématique de contaminants dans le processus de distribution de l’eau. »
- La présence continue de chlordécone et la responsabilité étatique qui en découle : « La France doit prendre ses responsabilités en veillant à ce que la contamination ne continue pas à s’étendre et en mettant en place des mesures de compensation pour l’ensemble de la population touchée ».
- L’importance de la participation sociale et de la liberté d’expression : « Suite à l’interdiction de du débat sur l’eau en Guadeloupe – organisé par l’Université des Antilles [en novembre 2023] et auquel le Rapporteur spécial sur l’eau et l’assainissement avait été invité – les experts ont exprimé leur profonde inquiétude quant aux rapports de censure visant à faire taire les voix critiques, y compris les défenseurs des droits humains, les lanceurs d’alerte et les scientifiques. »
Ces recommandations ne sont pas juridiquement « contraignantes » en tant que telles. Toutefois, elles émanent d’organes onusiens qui sont les gardiens des traités internationaux ratifiés par la France. Or, en vertu de l’article 55 de la Constitution française, ces traités ont une valeur supérieure à celle de nos lois et sont invocables directement devant les tribunaux français. Ainsi, en ratifiant des traités tels que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) ou la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (CIDE), la France est tenue de respecter les termes de ces traités, conformément aux recommandations associées.
Il est désormais difficile pour l’Etat français de détourner le regard, car les problématiques liées à l’accès à l’eau potable et à la contamination au chlordécone en Guadeloupe et en Martinique ont pris une dimension internationale. L’État doit répondre aux plaintes collectives déposées à l’échelle nationale et européenne, afin que sa responsabilité soit juridiquement reconnue et que le chemin vers des réparations et indemnisations effectives des victimes soit ouvert.
5/ L’exemple canadien
Au Canada, 330 000 personnes vivent dans plus de 600 collectivités des peuples autochtones appelés « Premières Nations ». Comme le reconnaît officiellement l’Etat, l’histoire coloniale du Canada a eu de profondes répercussions sur les peuples autochtones, leur gouvernance et leur accès à l’eau potable. En 2019, des Premières Nations initient des recours collectifs nationaux contre l’Etat pour défaut d’accès adéquat à l’eau potable.
En 2021, sous les auspices des tribunaux, l’Etat s’engage à un Règlement de 8 milliards de dollars comprenant :
- 1,8 milliard de dollars d’indemnisation pour les particuliers ;
- 50 millions de dollars supplémentaires pour les particuliers justifiant de préjudices particuliers ;
- 6 milliards de dollars pour la (re)construction et l’entretien des infrastructures d’ici 2030 ;
- un Plan d’action ;
- une réforme législative sur l’eau potable ;
- et la création d’un Comité consultatif des Premières Nations.
Sabrina Cajoly, juriste

“Kimbé Red continue sans relâche”. |
En Guadeloupe, pour une population de 380 000 habitant.e.s, l’enquête parlementaire de 2021 indique que le budget estimé pour résoudre la crise de l’eau se situe entre 1,5 et 2 milliards d’Euros. Or, loin de ce chiffre, l’État français a annoncé en 2023 un plan de 320 millions d’Euros sur 4 ans dans lequel il investirait 80 millions sur 4 ans. |
En Guadeloupe et Martinique, pour une population affectée de >750 000 personnes, l’État consacre un budget de 130 millions sur 7 ans pour les réparations, y compris l’indemnisation de certains ouvriers agricoles et de leurs enfants selon des critères étroits.
Ka nou ka fè? (Que faisons-nous?)
Plaidoyer. Kimbé Rèd F.W.I. continue, aux côtés d’autres organisations de la société civile, de demander inlassablement aux autorités :
- des mesures d’urgence pour garantir le droit des guadeloupéen.ne.s à l’eau potable en application des recommandations de l’ONU, dans l’attente de la réfection totale des réseaux d’eau et d’assainissement sur le long terme : des citernes pour pallier les coupures prolongées ; des fontaines domestiques et bonbonnes d’eau potable recyclables pour pallier les pollutions prolongées ; l’annulation et la suspension des factures ; l’information en temps réel des interdictions de consommer l’eau assorties des voies de recours et d’indemnisation ;
- des actions de réparations et d’indemnisation pour toutes les victimes du chlordécone en Guadeloupe et Martinique, en particulier l’amélioration de la traçabilité du chlordécone dans l’alimentation, la détoxification du corps humain, et l’ouverture du fonds d’indemnisation aux >90% de la population touchée.
Actions en justice. Parallèlement, Kimbé Rèd F.W.I. soutient et initie des actions contentieuses :
- Initié en 2023, le recours collectif de la Goutte d’Eau, soutenu par 220 plaignant-e-s, la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) et Notre Affaire à Tous, cherche à établir les responsabilités dans la crise de l’eau en Guadeloupe et à obtenir des indemnisations. Il a inspiré un recours similaire à Mayotte, esquissant une démarche transocéanique.
- En 2024, Kimbé Rèd FWI a initié une Réclamation collective devant le Comité européen des Droits Sociaux du Conseil de l’Europe portée par la Fédération Internationale pour les Droits Humains et soutenue par la LDH. Le 15 mai, la France s’y est opposée, invoquant l’exclusion des territoires dits d’Outremer de la Charte sociale européenne sur laquelle est fondé ce recours. En septembre, dans une Déclaration publique historique, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) est venue confirmer que cette exclusion est contraire à la Constitution française et au droit international des droits humains ; constitue une discrimination majeure à l’encontre de territoires souffrant déjà d’inégalités criantes ; et constitue une « clause coloniale », inacceptable de nos jours. C’est pourquoi, outre le recours en cours, Kimbé-Rèd F.W.I. a lancé l’appel “Tous humains” pour l’inclusion des territoires français dits d’Outremer dans la Charte sociale européenne. Rejoignez-nous : https://change.org/toushumains.
Convaincue que nos populations sont résilientes, par nécessité, mais pas résignées, Kimbé Rèd FWI tient bon, ne mollit pas et continue d’exiger justice et égalité.
Kimbé Rèd – French West Indies (F.W.I.) est une association caribeenne dédiée à la protection et à la promotion des droits humains dans les dernières colonies françaises sur la base des principes énoncés dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et le droit international des droits humains. Elle a été fondée en Guadeloupe par la juriste internationale spécialisée en droits humains Sabrina Cajoly, en 2023.