Pawol Lib (Libre Propos) est une nouvelle rubrique de CCN. Notre rédaction propose donc à tous les progressistes qui le souhaitent un espace de communication, une tribune dont le but principal est de porter une contribution au débat d’idées qui fait cruellement défaut dans notre pays. Les points de vue exprimés dans « Pawol Iib » n’engageront pas nécessairement la ligne éditoriale de CCN mais il nous semble indispensable que les intellectuels, la société civile aient la possibilité de pouvoir très librement opiner dans nos colonnes. Cette fois, c’est Alain Nagam, Président de la FTPE 97-1 qui nous soumet son billet.
Analyse
Le Ministre des Outre-mer a demandé au préfet un plan d’actions en mesure de répondre à la crise sociale violente qui secoue la Guadeloupe au quatrième trimestre de 2021 : « La jeunesse guadeloupéenne exprime des attentes fortes quant à son avenir mais aussi des doutes quant aux possibilités d’amélioration de son futur proche… Les inquiétudes se renforcent… dans une tendance démographique au vieillissement accentuée. J’ai demandé au préfet de construire un plan d’actions interministériel pour la jeunesse qui soit le cadre des grands enjeux de mobilisation de l’État au bénéfice des jeunes Guadeloupéens… » La réponse est le Plan d’actions interministériel pour la jeunesse dévoilé le 17 mars 2022 : « 150 étudiants, salaries, associatifs, agriculteurs, entrepreneurs, travailleurs sociaux ont participé aux trois groupes de travail ». Parmi ces 150 « jeunes », les forces vives productives de l’archipel qui créent les emplois et les entreprises, sont une minorité quasi invisible et les élus locaux ne sont pas parties prenantes.
Les 65 actions sont socialement intéressantes. Quelques-unes sont nouvelles, d’autres reprennent des actions en cours en proposant qu’elles soient plus amples. Toutes engagent peu ou prou les budgets publics. Sont-elles financées ? Est-ce qu’elles aggraveront les prélèvements obligatoires et les impôts locaux ? Une évaluation de leur coût efficacité manque pour dégager les priorités et leur calendrier.
Au cœur de la crise sociale, se trouvent le chômage et l’exil auxquels est condamnée la majorité des classes d’âge qui entrent sur le marché du travail. Sur les trois groupes de travail, un seul (1) s’intéresse en théorie à l’emploi : « Se former et travailler en Guadeloupe ». Or cet objectif n’est qu’apparent ; un sous-titre réduit la mission : « Assurer les conditions d’acquisition et d’expression des compétences de la jeunesse ». La priorité de l’emploi disparait : « l’expression des compétences » signifie un curriculum vitæ, non une embauche encore moins un CDD.
Une lecture attentive des 65 actions nous apprend qu’à l’exception de quelques emplois de fonctionnaires – dans un département qui en emploie déjà trop -, la création d’emplois productifs durables, une ardente obligation sociale, est absente. Elle est pourtant l’axe structurant d’une réponse durable aux crises sociales récurrentes qui frappent l’archipel.
Après les 50 jours de crise en Guadeloupe de 2009, l’IFRAP (2) faisait le constat suivant : « Le problème majeur des DOM est bel et bien issu des monopoles publics et privés, du manque de concurrence et du manque de dynamisme du secteur privé rendu peu attractif vis-à-vis des salaires surdimensionnés dans la fonction publique. Des taxes locales qui dissuadent de produire et d’exporter, des collectivités en cessation de paiement, des RMIstes qui ont souvent des activités non déclarées, des entreprises et des hôtels contraints de fermer pour cause de grèves. » Quelle politique à long terme, l’État a-t-il alors engagée avec le concours des collectivités locales pour établir un environnement attractif afin de mobiliser l’emploi dans le secteur privé et plus particulièrement dans le secteur productif ? Douze ans plus tard, la réponse est 50 jours de crise. Le plan d’actions interministériel pour la jeunesse mérite d’être mis en œuvre pour améliorer la situation des jeunes ; il lui manque toutefois les actions qui permettraient de sortir la région du sous-emploi structurel.
La création d’emplois productifs pour la jeunesse demande un environnement institutionnel, économique et social approprié. Or la Guadeloupe se caractérise par son économie de comptoir (voir annexe). Ce sparadrap qui tenait fermée l’enveloppe du pacte colonial, lui survit et depuis la départementalisation, colle à la peau de notre archipel. Aucune des 65 actions du plan ne s’attaque à la racine du mal qui alimente le marasme permanent.
La FTPE Guadeloupe ne cesse depuis 2008 d’alerter sur cette situation et de chercher à apporter des réponses concrètes. Dés 2016, elle travaille sur l’idée « d’un modèle de développement territorial à moteur interne, fondé sur la valorisation des ressources locales… [et] la présence d’un acteur industriel de premier plan, » discrètement évoquée (l’idée n’a pas été reprise par l’administration) dans le rapport au Premier ministre portant sur « l’égalité réelle outre-mer » de M. Lurel. En 2017, elle pose sur la table le programme GEO d’exploitation du gisement éolien de la ZEE. Venant de la France d’en bas et d’au loin, sa voix n’est entendue ni à Paris, ni à Bruxelles. Elle est couverte par celle des rentiers du « greenwashing », jaloux de conserver le privilège des obligations d’achat imposées aux consommateurs captifs d’électricité, garantissant un prix de l’énergie élevé pour tous. GEO est neutralisé tantôt avec l’argument du cyclone (3) qui l’emporterait sur l’urgence climatique dans les ZEE subtropicales, tantôt avec celui d’une capacité de production de 30 GW, considérée comme gargantuesque. Or le concept GEO de massification de l’énergie éolienne marine est repris par la Commission européenne en novembre 2020 dans le Pacte vert : « Une stratégie de l’UE pour exploiter le potentiel des énergies marines renouvelables (EMR) » qui projette 300 GW en 2050 ; et dans la stratégie énergétique du Chili (4) de janvier 2022, un copier-coller du programme GEO, comme ce dernier, soumis à l’ardente obligation d’exporter sa production au prix du marché.
Redonner confiance et espoir à la jeunesse de la Guadeloupe est à portée de main. La mise en commun des efforts de la Région et des services de l’État pour développer le programme GEO d’industrialisation des Antilles est urgente et prioritaire. Elle sera le double témoignage d’une considération rétablie pour la population guadeloupéenne que la presse nationale amalgame à tort à des casseurs violents (qui ne sont qu’une infime minorité) et d’une accession à la dignité des trop nombreux Guadeloupéens en capacité de travailler dont le lot quotidien est fait de l’aumône publique de l’assistanat. Les très petites entreprises seront le fer de lance d’une dynamique de l’émergence économique dont le noyau sera un pôle industriel énergétique puissant.
Une stratégie à long terme d’investissement productif, orientée vers une industrie structurante, économiquement équilibrée, créera la spirale d’un développement vertueux et sonnera la fin de la stagnation économique. La jeunesse guadeloupéenne attend l’environnement économique et social qui lui permettra de s’épanouir dans la vie active sur sa terre de naissance. Guadeloupe Éolien Offshore est leur avenir.
Annexe
L’économie guadeloupéenne (5)
Les importations en Guadeloupe représentent 35% du PIB, en France 32% ; les exportations 14% du PIB, en France 31%. Le développement économique d’un territoire s’appuie sur sa capacité à capter la richesse extérieure (Fisher et Nijkamp, 2014) par les exportations des secteurs productifs (Schaffer, 2010). Les exportations génèrent des ressources monétaires qui contribuent à alimenter une économie présentielle axée sur les services à la population autochtone. Plus ces ressources circulent entre les agents économiques (producteurs et consommateurs), plus la croissance est vigoureuse. Or, la balance commerciale de la Guadeloupe est très déficitaire : -1,961 G€ soit 21,2% du PIB. Celle de la France ne l’est que de 0,8% (2018). Les chiffres de 2029 sont pires (IEDOM).
L’INSEE reprend cette approche en comptabilisant deux sphères dans la structure de l’emploi : la sphère productive et la sphère présentielle. En 2015, les 129 394 emplois guadeloupéens, se répartissent entre : la sphère productive : 29 020 emplois (soit 22%), et la sphère présentielle : 100 374 emplois (soit 78%) dont la fonction publique est l’ossature. La consommation des administrations publiques en Guadeloupe forme 48% du PIB, en France moins de la moitié 23%.
La sphère productive en Guadeloupe représente 12% des emplois soit 34% de moins qu’en France. Cette part serait encore plus faible comparée à celles de l’Allemagne ou des États-Unis.
Au-delà de ce constat, en Guadeloupe, les exportations contiennent un volume important d’importations préalables : 44%, en France 22%. Autrement dit, pour exporter 100 €, il est nécessaire d’importer 44 € d’intrants. La richesse générée par les exportations se limite à 56 €. Les régions d’outre-mer se distinguent par la défaillance de leur capacité à exporter qui caractérise l’économie de comptoir. Celle-ci neutralise l’émergence de filières de productions intégrées, maitrisant la chaîne de valeur localement pour satisfaire la demande autochtone et celle de marchés extérieurs.
La politique correctrice de solidarité nationale consiste en une injection massive de fonds publics. Elle est en partie orientée vers l’assistanat, en partie vers le payement d’un supplément de vie chère aux fonctionnaires d’État, ce qui oblige les collectivités locales à faire de même pour leurs agents, en partie vers des rentes aux producteurs d’énergie renouvelable intermittentes, enfin vers des participations à des investissements à long terme dont l’utilité sociale est manifeste, tels que la réhabilitation de l’habitat urbain, le centre hospitalier universitaire, les équipements portuaires et aéroportuaires…
En 2018, la Guadeloupe est la région pour laquelle les transferts nets en faveur des ménages sont apparemment les plus élevés (9 100 € /h) (6) à comparer à la Nouvelle-Aquitaine (5 400 €/h) en raison du surcoût des services publics. Les régions ultramarines sont caractérisées par des prestations sociales plus faibles que la moyenne nationale et des prélèvements obligatoires inférieurs.
L’économie de comptoir est enfin caractérisée par le volume des transferts privés qui prennent le chemin inverse des transferts publics que l’appareil statistique n’est plus en mesure d’évaluer mais que l’on peut estimer de l’ordre de 50% des transferts publics, voire plus.
1 Les deux autres concernent le « Bien vivre ensemble en Guadeloupe ».
2 https://www.ifrap.org/sites/default/files/SPIP-IMG/pdf/SC_92_-_Dossier_DOM.pdf
3 Les typhons du sud-est asiatique beaucoup plus puissants seraient-ils beaucoup moins dangereux pour les éoliennes que les cyclones de l’Atlantique nord-ouest ?
4 https://energia.gob.cl/sites/default/files/national_green_hydrogen_strategy_-_chile.pdf.
5 Cet encart est rédigé avec le concours de « l’étude sur l’économie bleue en Guadeloupe » Vertigo Lab – octobre 2019, commandée par le Préfet et le Conseil régional de la Guadeloupe.
6 Source INSEE. https://fipeco.fr/commentaire/La%20redistribution%20entre%20les%20régions