Discours de Politique Générale : une opportunité de repenser la géoéconomie de la Caraïbe française
Pawol Lib (Libre Propos) est une nouvelle rubrique de CCN. Notre rédaction propose donc à tous les progressistes qui le souhaitent un espace de communication, une tribune dont le but principal est de porter une contribution au débat d’idées qui fait cruellement défaut dans notre pays. Les points de vue exprimés dans « Pawol Iib » n’engageront pas nécessairement la ligne éditoriale de CCN mais il nous semble indispensable que les intellectuels, la société civile aient la possibilité de pouvoir très librement opiner dans nos colonnes.
Par Axelle Kaulanjan, consultante senior en politiques publiques, relations internationales et fonds européens
Le Premier ministre, Michel Barnier, lors de son discours de politique générale (DPG), a dressé un tableau bien sombre de l’état de la France, et particulièrement des finances publiques. Pour redresser la barre, le PM, qui a fait de l’art de la négociation et du compromis une de ses marques de fabrique, notamment avec les négociations du Brexit, a annoncé des réductions des dépenses de l’État, tandis que, parallèlement, la Cour des comptes propose de supprimer 100 000 postes dans les collectivités locales. Dans ce DPG, les Outre-mer ont été brièvement évoqués, notamment avec la désormais répétitive volonté du gouvernement de dialoguer avec eux “en respectant leur spécificité” (sic !).
L’heure est grave, et même si le mot faillite n’a pas été prononcé, la gravité de la dette ne permet plus certaines largesses : l’État providence, la facilité de l’emploi public à des fins sociales, tout cela, c’est fini. Citant le Général de Gaulle, le PM a demandé à l’ensemble de la Nation “de faire beaucoup avec peu”.
Et si, ce qui se profile comme une période de rigueur, voire d’austérité, était finalement une opportunité pour les Outre-mer, et singulièrement la Caraïbe française de repenser l’action publique et sa géoéconomie ?
Après tout, les périodes de crise sont des moments idéaux pour se réinventer, s’adapter, et survivre. Du darwinisme 3.0 qui ne serait pas sans rappeler le bigidi, cet équilibre précaire dans le Gwo Ka, entre équilibre et verticalité. Concept développé par la danseuse et chorégraphe guadeloupéenne Léna Blou pour expliquer la résilience toute créole, et la façon dont nous, Caribéens, transformons souvent les pires difficultés en pépites.
Bien sûr, les exécutifs de nos territoires n’ont pas attendu le DPG du PM pour dire leur volonté de redéfinir les relations entre la France et les Outre-mer. Récemment, la Déclaration de Fort-de-France, sous le leadership de Serge Letchimy en a attesté. Cependant, deux ans et demi après, malgré un Comité Interministériel des Outre-mer lancé par l’ancien ministre des Outre-mer, Jean-François Carenco, l’on constate que penser les Outre-mer et prendre réellement en compte leurs spécificités, n’est pas toujours chose aisée, et cette démarche se heurte souvent au jacobinisme, à la récurrente question des normes et standards français et européens, et, bien sûr, à certains principes régaliens comme l’exclusivité de l’action diplomatique dévolue au gouvernement. Mais alors que le PM parle de “contrat de responsabilité” avec les collectivités territoriales, plutôt que d’y voir une volonté unilatérale de reprendre la main, j’y vois là une opportunité. Mais uniquement si nous faisons preuve d’ambition et de courage, et que nous osons nous penser comme des territoires forts, des atouts pour la Nation, et pas seulement comme des territoires qui cumulent les “handicaps structurels”. L’heure est enfin venue de repenser l’action publique de façon plus innovante, avec une véritable culture du résultat, mais aussi et surtout de repenser une diplomatie territoriale plus plastique et adaptée afin que notre géoéconomie puisse donner enfin sa pleine puissance.
Dans son DPG, le PM a dit souhaiter également une simplification des règles administratives pour fluidifier l’action des collectivités et réduire les obstacles causés par la complexité des normes actuelles.
Une déconcentration accrue est donc de mise, mais veillons également à aussi mieux décentraliser, en respectant justement les spécificités de chaque territoire.
En effet, la Caraïbe française, se trouve au carrefour de multiples enjeux géopolitiques et géoéconomiques. La notion de géoéconomie faisant ici référence à l’utilisation des ressources économiques, du commerce, et des relations financières comme instruments de pouvoir et d’influence dans les relations internationales, et, de facto, de coopération régionale pour nous. Chez nous, cette dynamique prend une importance cruciale en raison de la position géographique stratégique de la région, entre l’Europe, les Amériques et l’Atlantique.
Les territoires caribéens, déjà confrontés à des défis majeurs comme la vie chère, l’insularité, et les effets disproportionnés du changement climatique, sont contraints de développer des stratégies résilientes et innovantes. Ils sont, de fait, des “laboratoires du monde”, capables de proposer des solutions pionnières dans les domaines de la transition énergétique, du développement durable et de l’économie circulaire. Nos territoires ont démontré leur capacité à innover malgré des ressources limitées et une vulnérabilité exacerbée, et malgré des freins réels à l’intégration économique réelle dans la Grande Caraïbe, pour des questions statutaires, et de normes et standards, entre autres.
Teddy Bernadotte, le conseiller spécial du Président Chalus, dans une tribune publiée le 3 octobre, citait Aimé Césaire en soulignant que ce DPG devrait nous faire comprendre que “l’heure de nous-même a sonné”. Je ne saurais mieux dire.
Saint-Martin, la Guadeloupe et les autres territoires doivent également être reconnus dans leur dimension géopolitique et géoéconomique, et il nous appartient de faire preuve d’audace politique, de “penser les pays nôtres”, comme aurait pu le dire feu Cyril Serva, pour exister politiquement et géoéconomiquement en puissance !
La diplomatie territoriale, la coopération régionale, et l’extension de nos relations internationales sont des clés pour assurer la pérennité et la prospérité de générations de Caribéens français qui sont, contrairement à ce que beaucoup pensent, capables d’apporter toute l’ingénierie nécessaire à réaliser cet ambitieux projet. Il est crucial de se préparer à un dernier acte de décentralisation où la souveraineté nationale ne doit plus être un obstacle à la diplomatie territoriale et régionale. Mais cela, il faudra aller le cherche le couteau être les dents !
Cela signifie aussi, pour chacun des territoires et aussi dans une logique de mutualisation, de lyannaj fort, qu’il est nécessaire de développer un projet de sociétés, et de développement économique qui s’appuie sur nos forces : la coopération régionale, l’économie de l’intelligence, la biodiversité, la résilience des territoires à bien des niveaux, et l’innovation durable. En se positionnant comme un pôle d’excellence dans ces domaines, la Caraïbe française peut attirer des investissements et des talents, non seulement de la Caraïbe, mais aussi à l’international. La France, de son côté, doit accompagner cette ambition en soutenant les initiatives locales avec des outils de gouvernance adaptés, et, surtout, faciliter réellement les échanges avec les pays voisins ; ce qui peut être un bon début de solution à des problématiques graves comme la vie chère.
Et pour ce faire, les ressources humaines caribéennes françaises sont les meilleurs atouts des organisations internationales, de l’État, des collectivités locales et des entreprises !
En conclusion, la fin progressive de l’État providence français, exige, surtout dans nos territoires, une redéfinition radicale de l’action publique, mais particulièrement une nouvelle approche géoéconomique pour répondre aux défis contemporains. Il devient impératif pour des territoires comme les nôtres de se détacher du modèle historique d’une dépendance économique vis-à-vis de l’Hexagone, et de l’emploi public. Il nous faut repenser notre avenir avec plus d’autonomie et d’initiative locale. Mais pour ce faire, les citoyens ont besoin d’abord de retrouver la confiance envers la classe politique, et surtout, que des projets de sociétés co-construits et inclusifs soient mis dans la balance, avec une vraie feuille de route et des indicateurs de performance. Des projets de sociétés qui ré-enchanteraient les cerveaux qui fuient nos territoires, qui décriraient un idéal caribéen français et qui requièrent, pour nos territoires, un fort sens du pays comme l’évoquait le philosophe guadeloupéen feu Cyril Serva.
Cela aussi nécessite un pacte de confiance territoriale où les compétences locales et régionales seraient des moteurs de l’innovation et du développement. Réenchanter nos territoires, c’est aussi faire confiance au génie caribéen qui s’illustre par la résilience et la faculté de transmuer les pires épreuves en or…ici et ailleurs !