Pawol Lib (Libre Propos) est une nouvelle rubrique de CCN. Notre rédaction propose donc à tous les progressistes qui le souhaitent un espace de communication, une tribune dont le but principal est de porter une contribution au débat d’idées qui fait cruellement défaut dans notre pays. Les points de vue exprimés dans « Pawol Iib » n’engageront pas nécessairement la ligne éditoriale de CCN mais il nous semble indispensable que les intellectuels, la société civile aient la possibilité de pouvoir très librement opiner dans nos colonnes. Cette fois, c’est Ary Broussillon, Sociologue Consultant en Relations sociales qui nous soumet son billet.
Je voudrais aujourd’hui attirer l’attention sur une situation qui me semble préoccupante au plus haut point. Je veux parler du sort fait ànotre jeunesse et plus précisément de son ressenti, de cette colère grandissante qui sourde en elle et qui risque de déferler sur le pays.
Jamais je n’avais autant perçu cette REALITE qui avec persistance me taraude l’esprit, habite mes pensées, hante mes réflexions. Elle s’est imposée à moi depuis que j’ai entrepris il y a quelques mois d’interroger, « d’enquêter » auprès des jeunes de toutes origines sociales, de tous niveaux scolaires, actifs et non actifs afin de comprendre ka yo vlé.
Avant même le terme de ces longues discussions menées à la fois à bâtons rompus et sous la forme d’entretiens semi-directifs, plusieurs évidences me sont apparues. Rien de bien nouveau sur le fond : pas de découverte sur les préoccupations de ces jeunes qui demeurent principalement le travail et l’emploi. Ce qui selon moi a bien changé ou s’est simplement aggravé jusqu’à comporter aujourd’hui un risque palpable de radicalité, c’est bien le ressenti. Ressenti à propos des causes du sort qui leur est fait, qui leur est réservé ; à propos des responsabilités, de ki moun ki rèsponsab ; à propos de ceux qui en profitent. Ce qui a aussi changé selon moi, c’est le discours empreint de rancœur, de ressentiment, expressions d’une immense souffrance psycho-affective, d’une redoutable envie voire d’une propension manifeste, affirmée et revendiquée à en découdre avec l’Autre, avec tous les autres : ceux qui les discriminent ; ceux qui disent-ils ont pris place au pays et cherchent à les priver de ses terres, de ses plages, de son littoral ; ceux qui les jugent dans les tribunaux ; ceux qui ignorants de notre culture enseignent l’aliénation et la dépersonnalisation ; ceux qui perchés à l’étage dans la haute administration décident, orientent, ka koupé é haché ; ceux qui s’attaquent selon eux aux fondements de la famille ; ceux aussi (les politiciens) qui parlotent sur leur dos. Je n’invente rien : C’est bien le constat qu’ils font. C’est bien le discours qu’ils tiennent. C’est bien cette souffrance quasi existentielle qu’ils expriment et que je transcris avec leurs mots et « dans leur éat d’esprit », regrettant aussi de ne pouvoir faire ressortir ici leurs émotions.
Soyons clairs : ces propos ne sont pas seulement ceux de jeunes en errance sociale, de chômeurs, de toxicos, de voyous, de malfètè. J’ai noté que même des jeunes actifs, ayant donc un emploi mais insatisfaits parce que non reconnus pour leur compétence, sous-payés, parlent pareillement : le même constat et la même amertume, la même « haine », le même mal-être.
J’ai noté aussi que personne ne trouve grâce à leurs yeux ; y compris ceux qui pourtant partagent leur constat, dénoncent les mêmes situations d’injustice. J’ai été surpris de constater en effet que les syndicats et partis nationalistes eux-aussi, eux-mêmes, sont vilipendés, accusés de complaisance, de connivence quand ce n’est de capitulation de trahison.
Il ne faut pas s’arrêter à cela ! Ils ne savent pas faire « la part des choses » Il ne faut pas croire ce qu’ils racontent ! Yo menm pas sav sa yo vlé !
J’entends déjà ces remarques de ceux qui pratiquant la politique de l’autruche, se cachent les yeux pour ne pas voir ; se bouchent les oreilles pour ne pas entendre ; se pincent les narines pour ne pas sentir le soufre qui annonce pourtant un vrombissement qui pourrait surprendre.
Me reviennent alors cette prémonition de Victor Hugo qu’il exprima quelques jours avant la révolution de 1848 :
Quand la foule regarde les riches avec ces yeux-là, ce ne sont pas des pensées qu’il y a dans les cerveaux, ce sont des évènements.
Le regard des jeunes sur « nous tous », est aujourd’hui tout simplement terrifiant et ce qu’il y a dans leurs cerveaux assurément redoutables.
Peut-être bien que « yo menm pas sav sa yo vlé », mais j’ai cependant la certitude qu’ils savent bien ce dont ils ne veulent pas. Asirépapétèt.
Si asirépapétèt, il faut alors faire vite, hâter le pas. L’Urgence est criante et me semble désormais d’actualité la possibilité d’un « soulèvement », multiforme, multidimensionnel, qui déborde les canaux traditionnels (syndicats, partis, lyannaj…) avec les risques qui inévitablement l’accompagnent dès lors qu’il n’est plus « contrôlé» : Des évènements !
Mais peut-être aussi que rien ne se passera avant longtemps, et que mes craintes ne sont aucunement fondées. Peut-être ne sont-elles que lubies sociologisantes d’un sociologue apeuré Notre société n’a-t-elle pas en effet, plus d’une fois fait la démonstration et donné la preuve de sa grande capacité à « tout absorber », à tout « supporter », à la recherche constante d’un nouveau « point d’équilibre » !!
Néanmoins, pwan gad : il faut plus que jamais aller plus loin que le Pacte pour l’Emploi qui a pu selon les conclusions affichées produire des résultats certes intéressants, néanmoins bien en deçà de l’Urgence telle qu’elle avait été signalée et retenue lors des accords de mars 2009 à l’issue des 44 jours de mobilisation populaire. La mise en place d’une Plan d’Urgence pour la formation et l’emploi des jeunes et l’imposition de la préférence guadeloupéenne pour l’Emploi restent plus que jamais une priorité.
Les élus de Guadeloupe, tous autant qu’ils sont, qui n’ont cessé de clamer la main sur le cœur leur attachement à la jeunesse devraient voyé on zyé o séryé é et surtout pwan douvan …avan douvan pwan-yo ! Avan douvan pwan nou : ki yo, ki mwen-menm !
Ayons comme boussole l’intérêt des jeunes qui restent la fraction de notre peuple la plus fragilisée, la plus exposée, la moins « maîtrisable » aussi. Et … tout le reste en découlera …Assurément.
Il convient là d’insister, au moment où une fois encore la question de l’évolution institutionnelle du Péyi-Gwadloup est débattue. Il me plait à cet égard de rappeler que certes, l’avancée statutaire pourrait contribuer à changer le cours des choses ; qu’elle en est même une condition sine qua non ; mais qu’il faut que nous ayons tous bien en tête qu’elle resterait inopérante sans articulation avec un projet de développement alternatif inversant les priorités accordant la primauté à la question de la jeunesse et de l’emploi et dont elle ne serait que l’une des dimensions. Pire : pensée, conçue, mise en œuvre sans inscription dans un nouveau projet de société, elle pourrait même se révéler préjudiciable.
Le 25/06/2019
Ary BROUSSILLON Sociologue Consultant en Relations sociales