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Un bilan de désillusions et de résistances en Martinique en 2024

Un bilan de désillusions et de résistances en Martinique en 2024

par Jeff Lafontaine

Fort de France Mardi 14 janvier 2025.CCN. Le moins qu’on puisse dire c’est que la Martinique a vécu au cours des derniers mois une situation particulièrement compliquée. Le combat du RPPAC contre la vie chère a sérieusement ébranlé le système. Jeff Lafontaine observateur attentif de la vie politique dans son pays a fait pour CCN un bilan très lucide de cette Martinique du début 2025. Où va-t-elle ?

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Il est de bon ton, à la fin d’une année, de dresser un bilan : prendre du recul, évaluer le travail accompli, tracer des perspectives et corriger les erreurs pour l’avenir. Mais en Martinique, 2024 a laissé un goût amer, marqué par des crises sociales alimentées par des pesanteurs historiques et structurelles , des violences exacerbées et une gestion chaotique du territoire. L’année a été dominée par des événements qui symbolisent une réalité coloniale pesante et un système en implosion. Le mouvement contre la vie chère a révélé l’ampleur du mal-être populaire, nous n’allons pas nous y attarder.

Le mouvement "contre la vie chère" : une légitimité mêlée de contradictions

Le mouvement dit « contre la vie chère » revêt une certaine légitimité, car il met en lumière des revendications populaires justifiées face à une situation économique intenable. Cependant, beaucoup partagent l’idée qu’il ne s’attaque qu’aux symptômes d’un système dysfonctionnel, sans adresser les causes profondes des difficultés quotidiennes des Martiniquais.

Par ailleurs, les objectifs affichés – vouloir consommer les mêmes produits au même prix que les Français en France sous prétexte que la Martinique serait en France – se heurtent à des idées de souveraineté et de développement endogène. Cette contradiction entre une revendication d’égalité avec la France et l’aspiration à une souveraineté martiniquaise semble illustrer les tensions inhérentes au système colonial actuel.

De plus, la nouveauté du mouvement et le profil encore flou de ses leaders ne permettent pas d’en cerner pleinement les objectifs. Ces derniers oscillent entre des slogans martelant la souveraineté martiniquaise et une affirmation paradoxale d’appartenance à la France. Peut-être s’agit-il d’une démonstration par l’absurde des contradictions structurelles du système colonial.

Incapacité ou manque de volonté réelle à accéder à la responsabilité

La Martinique ne pouvait se résigner à la docile posture d’un pays qui attend ce que la France offre, autorise, accorde. Elle avait le devoir de s’approprier l’imagination, l’initiative et l’action pour répondre de manière urgente aux graves problèmes qui minent la vie des Martiniquais mais aussi pour répondre aux défis du développement.

Aucun pays, aucune ville, aucune communauté, ne peut être tenu en haleine indéfiniment, ni se moderniser dans un contexte permanent de perfusion sociale.

Les Martiniquais étaient en droit d’attendre, une nouvelle organisation institutionnelle, du concret, une conception nouvelle, des idées et des projets novateurs qui rendent l’ensemble du pays et de ses acteurs collectivement responsables.

Une nouvelle ère, un espoir déçu."

Une ère où nous aurions des choix de société très difficiles à faire :

  • pour résister face aux épreuves économiques ;
  • pour combattre l’aliénation ;
  • pour rester nous-mêmes sans nous enfermer ;
  • pour gagner sur le terrain du progrès dans la dignité ;
  • pour lutter contre les exclusions ;
  • pour s’épanouir dans le respect et la tolérance ;
  • pour combattre la xénophobie et le racisme ;
  • pour ne pas être indifférent au sort des peuples exploités, y compris nos voisins de la Caraïbe.

Pour cela, de nouveaux dispositifs institutionnels, législatifs et financiers étaient nécessaires, notamment dans les domaines touchant au modèle de développement, aux relations avec la Caraïbe et à notre rapport à l’environnement. Des élus se sont donc battus depuis des décennies pour proposer, de manière responsable, une solution qui était à notre portée. Obtenir une adaptation institutionnelle cohérente en remplaçant les deux collectivités qui se faisaient concurrence par une Assemblée unique : c’est fait.

L’espoir était de voir naître un esprit de responsabilité politique et institutionnelle pour mieux gérer nos affaires, les penser, les décider, les mettre en œuvre, et les faire évoluer vers l’émancipation et la souveraineté.

La réalité : un système en implosion

Malheureusement en 2024, ces espoirs se traduisent par des indicateurs alarmants. « Une implosion sociale et institutionnelle » est sans doute le terme qui revient le plus souvent :

  • Violence quotidienne : 23 homicides recensés, principalement par arme à feu. Ces chiffres illustrent une insécurité grandissante, souvent liée au trafic de stupéfiants et à la prolifération des armes.
  • Familles éclatées : Minées par un chômage structurel, l’exclusion sociale et une jeunesse poussée à l’exil, les familles subissent de plein fouet les conséquences de cette implosion.
  • Gestion chaotique des services publics : La crise de l’eau et les dysfonctionnements des transports publics, notamment les interruptions des lignes du TCSP, ont exaspéré les martiniquais.
  • Retards de paiements et crise financière de la CTM : En 2024, la Collectivité Territoriale de Martinique a été au centre de nombreuses critiques en raison de retards récurrents dans les paiements aux entreprises, aux étudiants et aux salariés. Ces retards, conséquence directe de graves difficultés financières, ont accentué le malaise économique et social. Cette suspicion de fraude massive, estimée à environ un million d’euros, perpétrée dans les services d’aides sociales, soulève des questions importantes. Elle met en lumière des défaillances systémiques dans la gestion des fonds publics. Il serait nécessaire d’examiner de manière approfondie les mécanismes de contrôle existants et d’engager des actions concrètes pour restaurer la confiance dans ces institutions.
  • Indicateurs économiques : Selon l’INSEE, la croissance économique en Martinique a été limitée à 0,4 % en 2023, reflétant un ralentissement global. L’inflation a pesé lourdement sur les ménages avec une hausse des prix alimentaires de 9,8 %, tandis que le taux de chômage demeure élevé, touchant environ 11 % de la population active.
  • Dérives institutionnelles : Les débats à la CTM sont souvent marqués par l’arrogance de certains élus, qui évitent d’appliquer la loi sur la fusion des assemblées imposant un fonctionnement plus démocratique et transparent. Cette posture accentue le sentiment d’inefficacité et de défiance envers l’institution. On retiendra également l’agression verbale et physique d’un syndicaliste par le PCE, justifiée par l’emploi du mot « habitation », considéré par ce dernier comme une insulte. Cette attitude contribue à la décrédibilisation des débats et des pratiques politiques au sein de l’institution.
  • Affaire Rodrigue Petitot : Les prises de position de certains élus de la CTM en faveur de la poursuite judiciaire de Rodrigue Petitot ont renforcé le clivage entre gouvernants et population. Cette situation, perçue comme un manque de solidarité envers un citoyen engagé, illustre les dérives d’un système incapable de répondre aux aspirations populaires.

Les racines profondes d'une crise sociétale persistante

Le mal est profondément enraciné dans plusieurs aspects de la société martiniquaise :

  • Échec scolaire : Les taux d’échec scolaire en Martinique restent préoccupants, avec une proportion significative d’élèves quittant le système éducatif sans qualification. Ces chiffres traduisent l’incapacité du système éducatif à répondre aux besoins spécifiques des élèves, en particulier dans les zones rurales et urbaines défavorisées.
  • Incarcération des jeunes : Le taux d’incarcération des mineurs et jeunes adultes continue d’augmenter, révélant une dérive inquiétante vers la criminalisation précoce. Une grande partie de ces jeunes sont issus de milieux marginalisés, souvent exclus du système éducatif et sans perspective d’insertion professionnelle.
  • Incurie du système d’aides sociales : Le système d’aide sociale géré par la CTM est incapable de permettre aux associations d’aide familiale d’atteindre leurs objectifs d’accompagnement. Les familles les plus vulnérables se retrouvent souvent sans un soutien adéquat, ce qui exacerbe les inégalités et les tensions sociales.
  • Incurie du système de santé : Les hôpitaux et centres de soins souffrent d’un manque criant de moyens humains et matériels, incapable d’offrir une prise en charge humaine et digne, tant pour les soignants que pour les soignés. Pendant ce temps, on se vante de l’inauguration d’un service de médecine nucléaire, un contraste qui reflète l’échec global à répondre aux besoins fondamentaux de la population.

Le mal est aussi dans :

  • Ce regard condescendant qui réduit les aspirations du peuple à des « pleurnicheries » et des actions d’entretien de l’assistanat.
  • Les discours hors sol des politiciens, éloignés des réalités vécues par une population qui souffre.
  • La banalisation des espérances trahies par nos dirigeants et élites.

Le mal est là, insidieux comme un cancer qui ronge la société de l’intérieur. Il explose à travers des violences sporadiques, une insécurité galopante, et un sentiment d’impuissance face à l’absence de solutions inclusives.

Une réalité coloniale pesante

Toutes les outrances, violences et injures sont condamnables, d’où qu’elles viennent. Cependant, il existe des pesanteurs historiques et des situations qui ne favorisent pas la mesure, la nuance et l’évaluation d’une complexité.

Une partie de la population appelée « les Blancs », souvent originaire de France, maintient un éloignement symbolique et matériel du reste de la société. Dans certaines communes du sud de l’île, ce regroupement familial est perçu comme un système de réseaux privilégiés. L’accès à la plupart des postes stratégiques dans la fonction publique d’État ou hospitalière reste largement dominé par ce groupe. Associés aux « Békés », ils concentrent une grande partie des richesses et des dynamiques économiques locales, renforçant un sentiment d’exclusion.

En 2024 la coercition exercée par l’État s’est poursuivie après la gestion catastrophique de la crise sanitaire. Cette imposition par la force s’est traduite par des arrêtés de couvre-feu jugés abusifs, qui ont ciblé de manière disproportionnée les quartiers où vivent les populations les plus vulnérables. Ces mesures ont été accompagnées de propos méprisants à l’endroit des élus martiniquais tenus par le préfet lors d’une intervention télévisée, intensifiant sa disqualification, d’où la demande de son départ. De surcroît, le déploiement renforcé de CRS, destiné à accentuer la répression, a aggravé un climat de peur et de défiance envers les autorités. Enfin, le système judiciaire continue de montrer son parti pris, comme en attestent l’affaire Pinto et l’incarcération incompréhensible de Rodrigue Petitot.

Une voie vers l’avenir et la souveraineté

Les idées de souveraineté semblent s’exprimer à nouveau pleinement et être portées au plus haut niveau du débat politique, y compris dans les instances internationales. Nous avons l’obligation de continuer la lutte pour une Martinique digne, responsable et souveraine. L’idée d’indépendance est rentrée dans les débats et commence à être considérée comme une alternative.

Aujourd’hui les luttes pour l’émancipation sont souvent menées par une population marginalisée, qualifiée à tort de « voyous ». Ces « déclassés » trouvent une forme de réhabilitation personnelle dans des actions militantes parfois violentes. Ils refusent de s’intégrer dans un système qu’ils considèrent comme oppressif et aliénant, ils revendiquent leur place à travers ces actes de protestation.

Toute condamnation de cette situation sera vaine si elle ignore la charge historique et sociale des souffrances qui alimentent ces crises. L’avenir passe par une reconnaissance de ces réalités et par des actions concrètes pour réduire les inégalités, renforcer la cohésion sociale et redonner espoir à un peuple en quête de dignité et de souveraineté.

Jeff Lafontaine (CCN Matnik)

1 réflexion sur “Un bilan de désillusions et de résistances en Martinique en 2024”

  1. Merci Jeff pour cette analyse de notre société martiniquaise !
    L’estimation du montant détourné serait non pas de 1M mais de 2.3M…

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